Trois dans un sous-sol (Abram Room, 1927)


Un train approche de la grande ville. Et dans ce train, un homme qui vient y chercher du travail.

La grande ville - Moscou – s'éveille. Envols de pigeons, balayeurs, statues, vieilles églises, larges avenues. Et véhicules de toutes sortes: vélos, charrettes, fiacres, automobiles, trams...

Une rue, une maison, une pièce en sous-sol. Sur un lit, un homme et une femme s'éveillent. Ils sont jeunes, un intertitre nous indique qu'ils sont mariés. Lui, c'est Kolia (diminutif de Nikolai). Elle, c'est Liouda (c'est-à-dire Ludmilla). Les personnages portent les mêmes noms que les acteurs (Nikolai Batalov et Ludmilla Semenova). L'homme qui arrive en train, c'est Volodia (Vladimir), nous le saurons bientôt (et l'acteur s'appelle Vladimir Foguel).

Vie quotidienne. Le réveil du matin. Lui prend sa douche, les pieds dans une bassine, un samovar lui versant de l'eau – quand on ne dispose pas du confort moderne, il s'agit d'être astucieux. Elle prépare le petit-déjeuner. Dans la pièce, il y a aussi un chat. Qui s'étire et fait minutieusement sa toilette.
Kolia avale son petit-déjeuner. Il a l'air très content. De lui, de sa vie, de sa femme qu'il embrasse avant de partir au travail. Elle paraît bien moins enchantée; son mari est parti en laissant tout sur la table. Elle grogne: «ah! les maris! Elle va passer la journée dans son sous-sol, attelée aux tâches ménagères. Kolia, quant à lui, travaille sur le chantier du Théâtre Bolchoï, il a une vue imprenable sur Moscou, le vieux Moscou et le nouveau qui se construit. A la pause de midi, il mange son déjeuner assis sur une poutre, les jambes dans le vide. Le soir, quand un collègue lui rappelle qu'il y a une réunion politique, il répond que ça ne l'intéresse pas, que ce n'est pas son truc. Il a hâte de rentrer chez lui, de retrouver sa femme.

Ce soir-là, il ne rentre pas seul. Il a rencontré l'homme du train, qu'il a connu dans l'Armée Rouge au temps de la guerre civile. Volodia est typographe, il n'a pas eu de mal à trouver du travail à Moscou. Mais pour le logement, c'est une autre histoire. C'est pourquoi Kolia le ramène à la maison. Il explique à sa femme que le copain habitera quelque temps chez eux et dormira sur le canapé. Pour avoir un peu d'intimité, on isolera le lit du reste de la pièce avec un paravent.
Liouda ne paraît pas enchantée de cet arrangement. Volodia fait des efforts pour l'apprivoiser: il prépare le thé, débarasse la table, il lui apporte une revue. Elle s'étend sur le lit pour lire, jette un coup d'oeil à la table, constate qu'elle est vide et sourit. Quelqu'un fait attention à elle.

Liouda a un ravissant visage, des yeux clairs, une bouche très maquillée, des cheveux noirs coupés courts sur la nuque, une mèche sur l'oeil. Et des fossettes. Elle a aussi des hanches larges et un peu d'embonpoint, en tous cas à notre point de vue. Elle s'habille simplement mais fait un effort pour avoir de jolies toilettes : une robe à fleurs, une blouse blanche décolletée en carré, une écharpe bariolée.

Mais voilà que le mari est envoyé pour quelques jours en mission en province. Son ami s'inquiète: il ne peut pas continuer à habiter là en son absence, on va jaser. Kolia hausse les épaules et se moque. Il a confiance en sa femme et personne n'osera dire du mal de lui.
Kolia est donc parti. Volodia emmène la jene femme voir la parade des avions et prendre le baptême de l'air, ce qui nous vaut de belles images de Moscou vu d'avion. Ils vont également ensemble au cinéma. A la maison, elle fait une patience, il lui tire les cartes: le valet recouvre la reine de cœur. Ils s'embrassent. On les retrouve au lit. Il se repose, étendu; assise, elle est songeuse et un peu troublée. Mais très vite ils deviennent un vrai couple.

Et le mari revient. Liouda est derrière le paravent. Les deux hommes, assis à table, boivent du thé. Volodia, tout à coup, lui dit la vérité: «ta femme et moi, nous nous aimons». Kolia se fâche un peu puis décide de partir. Mais pour aller où? Il n'a d'autre solution que de dormir dans son bureau au Bolchoï – pardon: sur son bureau, jambes repliées parce que le bureau est trop petit, ramenant sur lui une couverture qui ne le couvre pas vraiment. Images en surimpression sur cette situation calamiteuse: il est étendu dans son lit, il caresse son chat, il caresse sa femme, il fume avec volupté... Hélas, tout cela est fini. Ou non?

Liouda et Volodia se sont disputés. Elle veut sortir et il l'en empêche. Il n'a plus pour elle les égards du début, il ne fait plus le thé. Kolia revient sur ces entrefaites, il annonce qu'il dormira sur le canapé. Liouda et Volodia se sont réconciliés, la chemise de Volodia est sur le paravent. Kolia s'étend sur le canapé et presse un coussin contre sa tête.
Mais Liouda est mécontente du comportement de Volodia. Elle s'arrange pour séduire à nouveau son mari (ce n'est pas difficile): «tu veux que je te fasse un peu de thé?». Et bientôt, c'est la chemise de Kolia qui est sur le paravent et Volodia sur le divan, un coussin sur les oreilles.

La vie continue tranquillement dans le sous-sol. Le lit et le divan voient changer leurs occupants mâles. Et il est bien évident qu'il ne s'agit pas de deux hommes qui s'échangent une femme mais bien d'une femme qui vit avec deux hommes.
Mais est-elle satisfaite pour autant? Les deux hommes restent des amis, ils font d'interminables parties de dames. Pendant ce temps, Liouda s'ennuie et boude. Le chat observe tout cela avec détachement, en philosophe.

Volodia, le premier, prend conscience d'une situation nouvelle: Liouda est enceinte. Sans consulter la femme, les deux hommes décident: tu dois avorter! Elle se rend, seule, dans une clinique privée. Dans la salle d'attente, des femmes: une jeune fille avec sa mère, une femme élégante, des babas plus âgées. Liouda a le ticket numéro 5. Une infirmière vient annoncer un numéro et la femme ainsi désignée passe derrière un paravent où elle se déshabille et enfile un peignoir avant de disparaître derrière une porte que lui ouvre un médecin. L'atmosphère est sinistre. Liouda regarde par la fenêtre: en bas, dans une cour, un enfant berce une poupée, un bébé dort dans son berceau. Ça y est: la femme numéro 4 va passer derrière le paravent. Liouda se décide: elle se lève, laisse son ticket sur la chaise et part. Elle court dans son sous-sol, entasse des vêtements dans une valise, quelques objets, une photo. Le chat est mort et empaillé. Elle se parle: «je trouverai du travail... je survivrai». Elle va à la gare.

Les deux hommes, ne la voyant pas rentrer le soir, sont allés à la clinique. Ils réclament «Semenova». Qui sont-ils, dit l'infirmière. «Je suis le mari», dit Kolia. «Et je suis le mari», dit Volodia. Elle est partie avant l'opération, dit l'infirmière.
Les deux amis se retrouvent dans le sous-sol, jouant aux dames et buvant du thé. Un train quitte Moscou et la jeune femme est dedans, elle regarde par la fenêtre...
La boucle est bouclée. Le film débutait avec l'image d'un homme dans un train qui approchait de Moscou, il s'achève sur l'image d'une femme dans un train qui s'éloigne de Moscou.


Ce film est une merveille. De vivacité, d'élégance, d' audace tranquille. Mine de rien, il dit beaucoup sur la société soviétique en 1927, sur le quotidien, les petits plaisirs de la vie... En plus, Moscou a été rarement aussi bien montré au cinéma.
Il y a aussi un aspect féministe plutôt plaisant. Et peut-être un sens politique. Liouda symboliserait le peuple russe. Kolia (Nikolaï), qui a le même prénom quel le tsar, représenterait l'ancien régime tandis que Volodia (Vladimir) qui s'appelle comme Lénine, serait le parti communiste. Un temps, le peuple russe se sent soutenu et aidé par les bolcheviks mais tout cela prend fin bientôt. Réactionnaires et communistes se liguent pour interdire au peuple tout avenir (l'avortement). Mais le peuple a un sursaut, sauve son avenir, fuit ses faux sauveteurs... Pourquoi pas? C'est ingénieux en tous cas. Cette explication a été proposée en 1985 par le dissident soviétique Leonid Plioutch qui résidait alors en France. L'amusant, c'est que Nikolaï et Vladimir sont vraiment les prénoms des acteurs.

D'autres ont voulu voir des allusions homosexuelles dans le fait que les deux hommes s'embrassent sur la bouche (quoi de plus normal pour des Russes?) et qu'à la fin ils restent ensemble (mais avec la crise du logement, ils n'ont guère le choix).
On a critiqué la décision de l'héroïne de garder son enfant. Cet appel à l'instict maternel serait réactionnaire et petit-bourgeois. Curieux comme pour certains, qui se prétendent féministes, une femme n'est intéressante que quand elle agit comme un homme! D'ailleurs, l'avortement était ici voulu et imposé par les deux hommes et en y renonçant la femme amorce une révolte qui aboutit à sa fuite.
En français, le film est parfois appelé «Le lit et le sofa», «Ménage à trois», ou encore «Les caves de Moscou». Le titre russe original est «Tretja Miechanskaia», soit «Trois rue Miechanskaia».


D'Abram Room je sais malheureusement peu de choses. Né en 1894 à Vilno en Lituanie dans une famille juive il a été médecin et il a étudié la psychologie.
Dans les années 20, il a été considéré comme un des cinq grands du cinéma soviétique (avec Eisenstein, Poudovkine, Koulechov et Vertov). Il a épousé l'actrice Olga Zizneva. Son premier film, en 1926, s'appelait «La baie de la mort»; la même année, il a donné également «Le faubourg rouge de Presnia» et «Le traître». Après «Trois dans un sous-sol» il y a eu «Les Juifs et la terre» puis «Cahots». Il aurait tourné en 1928 une histoire intitulée «Ornières» qui montre comment l'arrivée d'un nouvel enfant détruit un couple, mais ce titre ne figure nulle part dans sa filmographie: est-ce la même chose que «Cahots»? J'ai vu son dernier film muet, «Le fantôme qui ne revient pas», curieux et intéressant, empreint d'humour noir mais un peu sec. Il a tourné encore plusieurs films parlants: «L'adolescent sévère» (en 1934), «Vent d'est», «Tonia», «Le bracelet de grenats», «Les fleurs tardives» dont on dit que ce serait «un petit Renoir croisé avec un grand Mizoguchi». Il est mort à Moscou en 1976.
Pour le centenaire de sa naissance en 1994, le Festival de La Rochelle a donné une rétrospective de ses œuvres.

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