«Judex» et «Les Vampires»


Le hasard, qui fait bien les choses, m'a permis de découvrir deux films de Feuillade à quelques mois d'intervalle. L'un (Les Vampires) en DVD: en regardant quatre soirs de rang les quatre disques j'ai éprouvé une légère déception; j'attendais mieux de ce sérial dont les historiens du cinéma parlent avec des dithyrambes. L'autre (Judex) dans une cinémathèque: une séance de plus de cinq heures présentée comme «un marathon du muet» et dont je suis sortie enchantée.
«Les Vampires» passe pour un film anarchiste et délirant tandis que «Judex» serait conformiste et sage. La preuve, c'est que Les Vampires ont pour héros une bande de voleurs et que le personnage central de Judex est un justicier.
Che confusione!

Remettons les choses en ordre. En France au début du XXe siècle le roman populaire a volontiers pour héros des hors-la-loi, des voleurs, des bandits. Exemples: Fantômas, Chéri-Bibi, Arsène Lupin. En Angleterre on préfère les détectives. Exemples: Sherlock Holmes, Nick Carter.
Donc, Les Vampires après Fantômas, tout est en ordre. Sauf que... les voleurs ne sont pas vraiment les «héros» du film de Feuillade. Comme dans toute la littérature (et le cinéma) populaires on y trouve la lutte du bien contre le mal. Et le bien est représenté dans Les Vampires par un journaliste, Philippe Guérande (joué par Edouard Mathé), par son ami Mazamette (Marcel Levesque) et par sa fiancée Jane. Il se trouve que le personnage de Guérande n'est guère intéressant – il est neutre, sans relief. Or, il occupe beaucoup de place dans l'histoire et bien des évènements sont montrés de son point de vue. Quant à Jane, elle est totalement incolore et sans intérêt. Seul Mazamette, bandit repenti, a des couleurs et du relief et au moins il est drôle.


Le mal est donc représenté par une bande de voleurs – les Vampires. Mais ils sont tous étonnamment anonymes, interchangeables, j'ai envie de dire absents. Il n'est question que de leur chef, pardon: de leurs chefs au pluriel car ceux-ci changent régulièrement (le premier est assassiné, le deuxième se suicide en prison, le troisième se tue bêtement en tombant d'un balcon). De ces chefs, seul le deuxième, Satanas (très bien joué par Louis Leubas) a quelque épaisseur : il hypnotise ses victimes, il a un «regard qui fascine».
Heureusement ce n'est pas tout. Il y a aussi Irma Vep, c'est-à-dire Musidora. Etroitement moulée dans un maillot noir qui épouse ses formes, elle se promène sur les toits, concocte des pièges diaboliques, déjoue les ruses du pauvre Guérande, tue son premier chef, le Grand Vampire. Elle est splendide. La véritable figure centrale du film, c'est elle. D'ailleurs, son nom, Irma Vep, est l'anagramme du mot vampire. Mais on ne la voit pas assez et elle meurt bêtement à la fin, tuée par la stupide Jane.
Résumons: les personnages intéressants des «Vampires» sont ceux joués par Musidora, Marcel Levesque et Louis Leubas. Ces trois acteurs, on les retrouvera dans «Judex». Et aussi Bout de Zan, le petit garçon qui n'a dans Les Vampires qu'un rôle décoratif tandis que dans Judex il deviendra un personnage important.

Le bien et le mal dans «Judex»? Le bien est donc représenté par un justicier, c'est-à-dire un homme qui a décidé de rendre lui-même la justice et qui n'hésite pas à enlever, emprisonner, qui est prêt à tuer celui dont il souhaite se venger. Il est très beau, tout vêtu de noir, enveloppé dans une longue cape. Il a un cheval, des chiens, de belles voitures, un vieux château plein de souterrains terrifiants. C'est un personnage autrement passionnant que le pauvre Guérande, autrement inquiétant que les caricaturaux chefs des Vampires. Et il est joué par le magnifique René Cresté. Il y a en lui et le bien et le mal, c'est à lui que le spectateur s'identifie et cela ne va pas sans un délicieux malaise car enfin ce splendide aristocrate se livre à des actes interdits au commun des mortels (se faire justice, menacer, enlever, emprisonner, voire tuer...).
Et le mal dans Judex, c'est... un banquier! Un banquier malhonnête et sans scrupules qui ruine ses clients, vole son prochain, ne songe qu'à lui et qu'à l'argent. Bref, le portrait d'un capitaliste dans toute sa splendeur – ou son horreur. Un voleur. Et n'est-il pas plus provocant d'incarner un voleur dans un banquier que dans un chef de bande?!
Bref, mine de rien,»Judex» est cent fois plus audacieux que «Les Vampires».

Car «Judex» est un sublime mélodrame et qu'est-ce qu'un mélodrame sinon un coup de projecteur sur nos désirs inavoués, nos fantasmes bien cachés? Par exemple: l'envie de se faire justice soi-même, de se venger de qui nous a fait du mal. Et voilà donc Judex, alias Henri de Trémeuse, qui a juré à sa mère alors qu'il était encore un enfant qu'il se vengerait du banquier Favraux, responsable du suicide de son père. Devenu adulte, Judex accomplit sa vengeance. Mais alors qu'il s'apprêtait à tuer le cruel banquier survient un incident imprévu. Henri de Trémeuse tombe amoureux de Jacqueline, la fille de Favraux – laquelle, bien sûr, ne ressemble pas du tout à son père. Au lieu de tuer Favraux, il décide de le garder prisonnier dans les souterrains d'un château féodal. Et il va demander à sa mère de le relever de son serment, ce qu'elle refuse avec indignation. Plus tard, Mme de Trémeuse vient visiter dans son cachot l'assassin de son mari et découvre un pauvre homme hébété rendu fou par l'enfermement et par l'ennui (car on ne lui a rien laissé dans sa prison, pas un livre, pas un morceau de papier, pas un jeu de cartes, rien). Elle est horrifiée: on ne peut pas laisser ce malheureux dans cet état, s'exclame-t-elle. En effet, le personnage dont elle souhaitait se venger, c'était ce banquier riche, arrogant, sans scrupules, qui avait ruiné des milliers de gens, pas ce misérable sans mémoire et presque sans pensée, réduit à un état quasi-végétal dans un étroit cachot sans lumière.
L'acteur Louis Leubas, qui joue le banquier Favraux, est remarquable, il n'en fait jamais trop, ni comme méchant ni comme victime. La sobriété est d'ailleurs la qualité la plus évidente de tous les acteurs du film. La sobriété et le naturel.
Mais aussi l'humour. En particulier dans le personnage de la «méchante», Diana Monti, divinement jouée par Musidora. Son apparition au tout début du film est un régal. On voit arriver une institutrice boutonnée jusqu'au col, sérieuse et pète-sec. Et soudain elle éclate de rire et prend la pose, construisant et déconstruisant successivement son personnage de femme convenable destiné à appâter le banquier. Du grand art.
A la fin, elle meurt noyée. Et Feuillade nous offre un très beau plan où le corps de la criminelle vient s'échouer sur le sable de la plage, comme caressé par la vague qui s'allonge et se retire.

L'héroïne, c'est Jacqueline, la fille de Favraux, que joue Yvette Andréyor. Un bien joli personnage. Innocente et délicate, certes, mais pas idiote ni oie blanche – elle est veuve, elle a un petit garçon, elle sait ce qu'elle veut, elle ne manque ni d'idées ni de courage. Elle est très loin de l'ectoplasmique Jane des «Vampires». Pour faire plaisir à son père, elle avait accepté de se remarier. Son père disparu, apprenant l'origine criminelle de sa fortune, elle a tout donné à l'Assistance Publique et renvoie son fiancé en lui faisant remarquer ironiquement que puisque tout ce qui l'intéressait en elle s'est maintenant envolé, leur mariage n'a plus de raison d'être.
Mais côté humour il y a encore le détective Cocantin (superbe Marcel Levesque, qui de sa laideur fait un atout) et le gamin de Paris, le môme Réglisse, un gavroche impertinent et malin qui apporte au film sa drôlerie «peuple» mais aussi pleine de dignité (à la dame qui veut lui donner un sou: «Non, madame, je ne suis pas un mendiant, je suis un marchand!».
L'association de ce môme des rues avec le petit Jean, l'enfant gâté et suraimé de Jacqueline, fait merveille. Parenthèse: le nom de l'interprète de Jean, Olinda Mano, sonne plutôt féminin. Le moufflet serait-il une moufflette? En tous cas le jeune acteur (ou la jeune actrice) n'a pas la variété d'expressions ni la drôlerie du môme Réglisse. Tout ce qu'on lui demande, d'ailleurs, c'est de se jeter au cou des gens en les étouffant de baisers, ce qu'il fait très bien. Mais quand il rencontre le gosse des rues et se ligue avec lui pour retrouver sa mère, il devient soudain plus intéressant. Il y a un vrai goût de Feuillade pour les personnages d'enfants, qu'il comprend et sait faire jouer.

Enfin, comme toujours dans les films de Feuillade, on rencontre dans «Judex» une poésie qui n'a rien à voir avec le flou et les surimpressions des bandes «artistes» de l'époque. Les scènes d'extérieur sont véritablement tournées en extérieurs: les rues de Paris, la vallée de la Seine, la Côte d'Azur, sont filmées d'une manière à la fois réaliste et fantastique qui leur donne beaucoup de mystère, de beauté et de poésie. La Seine vue du Château-Gaillard, les villas et les jardins de la Méditerranée, les voitures dans les rues de Paris, toute une atmosphère «d'époque» qu'aucun «film d'époque» justement ne peut rendre et qui est facinante.

Et qu'on ne me dise pas que je suis victime de mon goût pour le passé et pour le cinéma muet. Le passé, dans «Judex», c'est du présent: l'histoire se déroule au début du XXe siècle et elle est filmée au début du XXe siècle. Feuillade enregistre son temps. Quant au muet... oui, c'est vrai, je suis très intéressée par ce moment du cinéma. J'ai pourtant été déçue par le trop célèbre «Argent» de Marcel Lherbier, qui m'est apparu comme un somptueux navet.
Mais «Judex»... oui, «Judex» est une merveille, un film pour rêver, trembler et sourire. Un chef-d'oeuvre du muet. Et Louis Feuillade un maître du cinéma qui, dès 1916, sait jouer de toutes les possibilités de cet art tout nouveau.
Désolée, mais le chef-d'oeuvre de Feuillade, c'est bien «Judex». «Les Vampires» étaient juste un brouillon.

 

 

 

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