Le cinéma primitif français (1895-1914)

Les frères Lumière
La première projection publique et payante d'un «spectacle cinématographique» eut lieu à Paris au Grand Café, Boulevard des Capucines, le 28 décembre 1895. Trente-trois personnes purent admirer douze films pendant une demi-heure. Les heureux inventeurs de ce système permettant de capter et de projeter des images en mouvement étaient deux frères, Louis et Auguste Lumière.Ils avaient baptisé leur invention «cinématographe».
En 1895-1896, les frères Lumière firent beaucoup de films, tous très courts (pas plus de 2 à 3 minutes), montrant des tableaux de la vie quotidienne, voire de la vie de famille, et des sujets volontiers «impressionnistes»:
- La sortie des usines
- L'arrivée d'un train en gare
- Le repas de bébé
- Partie de cartes
- Baignade en mer
- Forgerons
- Pêche aux poissons rouges
- L'arroseur arrosé (d'abord intitulé «Le jardinier et le petit espiègle»)
- Démolition d'un mur
Ce dernier film était fort intéressant car il faisait appel à un trucage: monté à l'envers, le film montrait le mur en train de se reconstruire.
Les Lumière formèrent des opérateurs qu'ils envoyèrent dans le monde entier filmer l'actualité et les lieux intéressants. Ainsi:
- Le couronnement du Tsar
- Voyage du président Félix Faure en Russie
- Vues de Venise (et invention du travelling), de New York, de Chicago, etc
- Vues de l'Egypte
- Le premier tramway de Shangai
- Pékin et ses environs
- Funérailles impériales en Chine
- La révolution en Russie (1905), qui raconte la mutinerie à bord du bateau «Potemkine»

Méliès
Georges Méliès , propriétaire et animateur du théâtre Robert-Houdin, temple de la magie et de l'illusion situé boulevard des Italiens, est venu, en voisin, voir les premières projections de Louis et Auguste Lumière dont il connaît bien le père, Antoine Lumière. Il est emballé. Tellement qu'il se bricole un petit appareil de prises de vues avec lequel il filme «Une partie de cartes» et autres films très courts (1 à 2 minutes) directement inspirés de ceux des Lumière. Au cours de l'année 1896 il va ainsi en tourner 68, sur la vie quotidienne et l'actualité. Et puis, avec Escamotage d'une dame chez Robert Houdin et Le fakir, mystère indien , il découvre sa vraie vocation: la fantaisie, l'imagination, le spectacle, les trucages – même s'il lui arrive parfois de revenir au réel et à l'actualité, comme avec L'affaire Dreyfus de 1899 où il défend en 10 tableaux l'innocence de Dreyfus. Deux ans plus tôt, en 1897, il a fait construire à Montreuil un studio vitré qui laisse de partout entrer la lumière et qui est la premier en date des studios de cinéma dans le monde. Sur ses films, il fait tout: le scénario et les décors, évidemment, mais aussi il photographie, il joue, il met en scène, il produit... Il fait même la publicité de ses films, lesquels sont montrés tous les soirs dans son théâtre. La féerie et le fantastique ont toutes ses préférences, et voici un Manoir du diable et un Château hanté, une Auberge ensorcelée, un Portrait mystérieux...Et aussi plusieurs interprétations de Faust (Faust et Marguerite, Damnation de Faust, Faust aux enfers). Mais l'actualité continue de l'intéresser: Exposition de Paris 1900, Eruption volcanique à la Martinique et même un Couronnement d'Edouard VII tourné plus d'une semaine avant l'événement. Et puis, fou, drôle, délirant, Le voyage dans la lune de 1902 qui est resté son film le plus célèbre.
Il a tourné environ 460 films entre 1896 et 1912. Près de la moitié ont été retrouvés. Citons encore :
- L'homme orchestre
- Le rêve d'un fumeur d'opium
- Les 400 farces du diable
- Le tunnel sous la Manche
- L'homme à la tête de caoutchouc
- Le locataire diabolique
- Barbe-Bleue
et encore Voyage à travers l'impossible et A la conquête du Pôle (un de ses derniers films et le plus long : 35 minutes.)
Plusieurs de ces films sont en couleurs – colorés à la main.
Mais «La conquête du Pôle» est boudée par le public. Le cinéma a changé, s'est approfondi sur le plan artistique et industrialisé sur le plan commercial. Méliès est dépassé. En 1913, il cesse de faire des films.

Une femme
En même temps que Méliès et Lumière, une femme, une jeune femme (elle a 27 ans en 1900) se lance elle aussi dans l'aventure du cinématographe. Elle s'appelle Alice Guy, et au départ elle n'est que la secrétaire de Léon Gaumont. Mais elle critique les films qu'elle voit (en 1896!), toutes ces actualités filmées, ces platitudes de la vie quotidienne, elle a des idées bien plus amusantes et demande à «Monsieur Gaumont» de lui permettre d'écrire et de faire jouer quelques saynettes de son invention. Et ainsi naissent, entre autres:
- La fée aux choux
- Baignade dans un torrent
- Les dangers de l'alcoolisme
- La femme collante
- Comment Monsieur prend son bain
- L'assassinat du courrier de Lyon
et même une Vie du Christ (1906) : 25 tableaux, 300 figurants et une durée de 35 minutes. Une superproduction pour l'époque.
Elle enregistre également des «phonoscènes», airs d'opéras ou chansons de café-concert couplés avec des images, ce qui prouve que ce cinéma primitif connaissait non seulement la couleur mais encore le son.
En 1907, elle épouse un Anglais, Hubert Blaché, et part avec lui aux Etats-Unis où elle se lance dans la production. En 1922, divorcée, elle revient en France où plus personne ne s'intéresse à elle ni à ses films. Elle est morte en 1968 en laissant une «Autobiographie» pleine de verve et de saveur.

Animation
Dès ses premières années, le cinéma s'est intéressé au dessin animé. Le pionnier en la matière se nomme Emile Cohl. Il est né en 1857 et, entre 1908 et 1912 il fera 117 films de toutes sortes: films dessinés, films de poupées, films d'objets animés, films où il mélange dessins et scènes filmées. Il a une merveilleuse imagination et donne par exemple:
- Le cauchemar du fantoche
- Un drame chez les fantoches
- Allumettes animées
- Les joyeux microbes
- Le songe d'un garçon de café
- Le retapeur de cervelles
Dans La vengeance des esprits (en 1911) il mélange dessin animé et personnages réels. Toujours en 1911, il tourne avec des acteurs la série comique Jobard.
Entre 1912 et 1914 il travaille aux Etats-Unis pour la filiale américaine d'Eclair et il y fait un hebdomadaire d'actualité en dessins animés.
De retour en France il donne une série de courts métrages d'animation inspirés par une bande dessinée très fameuse à l'époque: Les aventures des Pieds-Nickelés (entre 1916 et 1918). Il est mort en 1938.

Histoire d'un crime
Avec Ferdinand Zecca, on descend d'un cran, et même de plusieurs. Né la même année que Louis Lumière (1864), il est l'un des maîtres d'oeuvre de la société Pathé. D'abord acteur et scénariste, il sera aussi réalisateur entre 1901 et 1905, très courte période pendant laquelle il réalisera plusieurs centaines de films de tous les genres avant de devenir directeur artistique et producteur. Il n'est le plus souvent qu'un commerçant habile pastichant Méliès et Lumière mais son goût pour le réalisme macabre l'a parfois poussé à créer des films plus originaux:
- L'histoire d'un crime (1901) en six tableaux, où un condamné à mort se remémore sa «carrière» de criminel.
- Les victimes de l'alcoolisme (1902) inspiré par «L'Assommoir» de Zola.
- La grève (1904)
- Les exécutions capitales (1904)
- Au pays noir (1904) sur les mineurs du Nord
- Les apaches de Paris (1905)
Il tourne aussi des «actualités reconstituées»: La catastrophe de la Martinique (1902), L'affaire Dreyfus (1902, donc trois ans après Méliès) et surtout en 1905 sur la révolution en Russie Les troubles de Saint-Pétersbourg et Les événements d'Odessa (c'est-à-dire la mutinerie du Potemkine). Mais ces films-là sont enregistrés en studio et non tournés sur place.

Le Film d'Art
Dans un genre tout différent, une tentative que le temps n'a pas épargnée: Le Film d'Art.
L'idée essentielle derrière la compagnie du «Film d'Art» était d'attirer vers le cinéma un public cultivé qui normalement méprisait ce divertissement populaire en produisant des œuvres de qualité basées sur l'Histoire, sur les grands romans classiques et sur des pièces de théâtre admirées. Les scénaristes étaient des romanciers célèbres, les acteurs venaient de la Comédie Française, bref le gratin culturel de l'époque allait se mettre en quatre pour donner des films de prestige dignes d'être vus et applaudis par un public de connaisseurs. Et ça a marché. Le public visé est venu, le cinéma a changé son image de marque: il est devenu un art à part entière et a cessé d'être un divertissement d'ilotes.
Mais à quel prix! Les œuvres cinématographiques produites par le «Film d'Art» ne sont guère que du théâtre filmé sans invention ni créativité. La petite histoire en a retenu deux titres:
L'Assassinat du duc de Guise en 1908, dû à André Calmettes et Charles Le Bargy (acteur qui jouait lui-même le rôle d'Henri III) avec aussi dans les rôles principaux Gabrielle Robinne,Albert Lambert et Berthe Bovy, tous sociètaires de la Comédie-Française. Avec une musique écrite spécialement par Saint-Saens. C'était le premier film du genre et il fut considéré en son temps comme un événement. Durée: 18 minutes.
Les amours de la reine Elisabeth en 1912. De Henri Desfontaines et Louis Mercanton. Et avec Sarah Bernhardt dans le rôle titre! C'est évidemment ce dernier détail qui lui donne encore de l'intérêt aujourd'hui. Durée: 50 minutes.

Un comique
A la même époque, le vrai bon cinéma, c'est dans le comique qu'il faut le chercher. Et en particulier dans les courts métrages de Max Linder .
Max Linder, de son vrai nom Gabriel-Maximilien Leuvielle, était né près de Bordeaux en 1883. Il rêvait de théâtre mais, plusieurs fois recalé à l'examen d'entrée au Conservatoire, il dut se résigner à se tourner vers le cinéma. C'est le producteur Ferdinand Zecca qui lui permit de débuter en 1905 avec La première sortie d'un collégien . Dans les années qui suivent il peaufine son personnage de «Max», dandy bon vivant au culot infernal et très amateur de femmes. Dès 1909, il obtient de réaliser lui-même les films dans lesquels il joue. Jusqu'à son premier départ en Amérique en 1917 il tourna une bonne centaine de films, tous des courts métrages, dont plusieurs annoncent Chaplin. Parmi les meilleurs:
- Max et le téléphone
- Max et ses trois mariages
- Max prend un bain
- Max victime du quinquina
- Max et l'inauguration de la statue
- Max professeur de tango
- Un mariage au téléphone
- Max toréador
- L'anglais tel que Max le parle

Sa popularité était immense. Le détail qui dit tout: à ses débuts en 1905 il était payé 20 francs par jour; en 1911 il gagnait 150 000 francs par an; l'année suivante son cachet atteignait le million.

Une actrice
Il y a déjà des stars en ces débuts du cinéma. Une de mes préférées est Suzanne Grandais . En 1911 quand elle commence vraiment à devenir célèbre elle a tout juste dix-huit ans. Elle tourne beaucoup avec Léonce Perret , un des maîtres de la fiction à cette époque: Le chrysanthème rouge, La lumière et l'amour (1911), Le mystère des roches de Kador, La rançon du bonheur (1912). Et aussi avec Louis Feuillade: Le Nain, Le cœur et l'argent (1912), Erreur tragique (1913) et plusieurs films de la série La vie telle qu'elle est où elle partage la vedette avec Renée Carl et Jean Ayme. Henri Fescourt la décrit «toute blonde, toute rose, toute légère et ensoleillée» . Elle est morte à 27 ans dans un accident d'automobile. En 2009, l'écrivain Didier Blonde a publié chez Gallimard un livre émouvant, «Un amour sans paroles» dans lequel il recherche les traces de Suzanne Grandais.

Les fictions romanesques de ce temps-là ne sont pas nécessairement des histoires à l'eau de rose. «Le Nain» de Feuillade, par exemple, où une actrice (Suzanne Grandais) joue la pièce d'un inconnu. Succès, mais l'inconnu refuse de se montrer, il consent seulement à lui parler au téléphone. Ce flirt par téléphone aiguise la curiosité de l'actrice. Elle réussit à se procurer l'adresse de son soupirant et va lui rendre visite. Le personnage qui lui ouvre la porte, elle le prend d'abord pour un enfant et s'amuse avec lui. Puis elle comprend: c'est un nain! Et elle éclate d'un grand rire cruel.

Pathé et Gaumont
Charles Pathé (1863-1957) et Léon Gaumont (1864-1946) fondèrent deux empires cinématographiques qui existent toujours et dont les logos sont restés fameux.
Pathé, c'est le coq.
Gaumont, c'est la marguerite.
Charles Pathé fonde dès 1896 avec ses frères Emile, Jacques et Théophile la société Pathé-Frères. Il met au point un appareil dérivé du kinétoscope d'Edison pour lequel il tourne de courtes bandes. Très vite il a une idée de génie: celle de louer les films aux exploitants au lieu de les leur vendre. Il bâtit un studio à Vincennes, une usine de tirage à Joinville. Il ouvre en 1906 une salle, «Omnia-Pathé». Il crée une revue d'actualités cinématographiques (Pathé-Journal). Les premiers réalisateurs importants de son «écurie» seront Ferdinand Zecca et Max Linder.
Léon Gaumont, au départ, vend du matériel d'optique. En 1895 il s'associe au Hongrois Georges Demeny pour fabriquer un appareil capable d'enregistrer l'image et le son («chronophone») pour lequel il fait tourner par Alice Guy des «phonoscènes» où un chanteur célèbre débite un morceau d'une chanson. Il fait aussi, en 1912, des films en couleur («chronochrome»). Aux Buttes-Chaumont il fait construire un studio plus grand et plus moderne que ceux de ses concurrents Pathé et Méliès. Puis en 1912 à Nice le studio de La Victorine. En 1910 il a ouvert à Paris, place Clichy, une salle géante de 5000 places, le Gaumont-Palace, qui se vante d'être «le plus grand cinéma du monde». Outre Alice Guy il engage pour tourner des films Jean Durand, Victorin Jasset, Léonce Perret et Louis Feuillade. Comme Pathé il lance un journal filmé, Gaumont-Actualités.
Bien entendu, Gaumont et Pathé ont des succursales à l'étranger – aux Etats-Unis, en Allemagne, en Russie, en Angleterre, en Italie, en Suède et même en Inde. Jusqu'à la première guerre mondiale ces deux sociétés seront les plus importantes du monde pour la production et la distribution des films.

Séries
On tourne beaucoup de séries, souvent comiques, centrées sur un personnage. Feuillade fera ainsi la série des Bébé (75 films entre 1910 et 1913): Bébé est myope, Bébé fait du jiu-jitsu, Bébé devient féministe, Bébé marie sa bonne, Bébé adopte un petit frère, Bébé au Maroc... Bébé est joué par un petit garçon de cinq ans – au début du moins. Puis, de 1912 à 1916 il y aura la série des Bout de Zan toujours de Feuillade (52 films) et toujours sur un personnage d'enfant, mi-Gavroche mi-Zazie: Bout de Zan vole un éléphant est par exemple assez succulent.
Jean Durand a inventé le personnage d'Onésime, série restée fameuse et tournée entre 1912 et 1914: Onésime horloger, Onésime et le chameau reconnaissant, Onésime chasseur, Onésime contre Onésime... Environ 60 films, tous plus frénétiques et absurdes les uns que les autres. En 1912 Jean Durand tourne aussi des westerns, imités des Américains et parfois supérieurs à certains de ses modèles (le western en est encore à ses premiers balbutiements). Tournés en Camargue des films comme Cent dollars mort ou vif ou La prairie en feu ont bien des qualités.
On peut citer encore Les Misérables d'Albert Capellani, en 1913, qui reste une des bonnes versions du grand roman de Victor Hugo, et la même année L'enfant de Paris de Léonce Perret, un mélodrame brillamment filmé.
Mais déjà Victorin Jasset...
Et mieux encore, Louis Feuillade...
Avant 1914 l'aventure du «sérial» a déjà commencé. Mais ceci est une autre histoire.
La suite au prochain numéro...

 

 

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