La grande époque du cinéma soviétique (1920-1930)


Avant la Révolution
Le cinéma n'a pas attendu la révolution de 1917 pour s'imposer en Russie. Dès 1911 sortait le premier long métrage: «La défense de Sébastopol», dû à Vassili Gontcharov. En 1915 sont produits 371 films, courts ou longs, et l'année suivante 500. La qualité n'est pas en reste. Trois noms au moins sont à retenir parmi les nombreux cinéastes qui débutent dans ces années-là: ceux de Jacob Protazanov, d'Evguéni Bauer, de Ladislas Starevitch.

Jacob (ou Yakov) Protazanov, né en 1881, fait son premier film en 1911 et jusqu'à la révolution il en tourne environ 80, dans tous les genres. Si les comédies et les mélodrames dominent, on trouve aussi dans son œuvre des adaptations de grands romans russes, avec une prédilestion pour Tolstoï. Quelques exemples:
Tolstoï ou le départ du grand sage (1912)
Les clefs du bonheur (1913) co-réalisé par Vladimir Gardine et qui fut un succès.
Si belles et fraîches étaient les roses (1913)
Un drame au téléphone (1914) qui utilise le procédé de l'écran divisé en trois parties montrant trois actions parallèles.
Anna Karénine (1914) et Guerre et Paix (1915) en co-réalisation avec Gardine.
Les bas-fonds de Saint-Pétersbourg (1915)
Satan triomphant (1917)
Le Père Serge (1918), considéré comme un des meilleurs films de la période.
Entre 1920 et 1923 il s'exile à Paris puis revient en 1923 et vivra désormais en URSS où il continuera à tourner jusqu'à sa mort en 1945.

Le plus intéressant des réalisateurs de cette époque est cependant Evguéni Bauer, né à Moscou en 1865. D'abord peintre et décorateur il débute comme réalisateur en 1913 et tourne 80 films en quatre ans avec une prédilection pour les comédies sentimentales, les drames psychologiques, les histoires fantastiques. Raffiné, artiste, il croit au cinéma en tant qu'art et il écrit: «La beauté avant toute chose, la vérité après». Pour créer cette beauté, il utilise le décor, le cadrage, la lumière, la profondeur de champ. Il meurt accidentellement au cours de l'été 1917 en Crimée. Les Soviétiques le cataloguèrent par la suite «décadent» et «bourgeois». Parmi ses films on aimerait bien voir:
Enfants de la grande ville (1914)
La vie dans la mort (1914)
Le chant de l'amour triomphant (1915)
Les abîmes de l'âme humaine (1916)
La reine de l'écran (1916)
Le tocsin (1917)
Le révolutionnaire (1917)

Ladislas Starévitch, né en 1892, est l'auteur de films d'animation. En 1912, «Le plus beau des lucanes» est un court métrage avec des marionnettes représentant des animaux. L'année suivante, «Le Coq et Pégase» sera le premier dessin animé russe de long métrage. En 1915 «Le lys de Belgique» mêle acteurs réels et animation.
En 1918 il émigre en France où il continuera à faire des films d'animation.

Dès cette époque aussi la Russie a de grands acteurs dont certains atteignent la célébrité. Le plus fameux est Ivan Mosjoukine (1889-1939) qui fait ses débuts chez Gontcharov et Bauer avant de devenir l'acteur fétiche de Protazanov avec qui il tourne vingt films dont «Satan triomphant» et «Le Père Serge». On peut parfois lui reprocher son jeu excessif mais il est capable d'être sobre comme dans «La petite maison de Kolomna» (de Piotr Tchardynine, 1913). Lui aussi quitte la Russie dès le début de la révolution pour s'installer à Paris où il fera une brillante carrière et mettra en scène deux films dont il sera question plus loin.

L'actrice la plus aimée est alors Véra Kholodnaia qui s'impose dans «Le chant de l'amour triomphant» de Bauer en 1915 et «La femme qui inventa l'amour» de Viatcheslav Viskovski (en 1918) . Née en 1893, elle est morte à 26 ans de la grippe espagnole.


Sur ce cinéma russe d'avant la révolution, si peu connu et si intéressant, j'ai envie de rester encore un peu et de citer quelques films oubliés:
En 1915, le grand metteur en scène de théâtre Vsevolod Meyerhold qui pourtant, quelques années plus tôt, avait eu des mots méprisants pour le cinéma, tourne «Le portrait de Dorian Gray» d'après Oscar Wilde.
En 1918, le poète Vladimir Maiakovsky réalise «La demoiselle et le voyou» dont j'adore le titre russe (Barychnia i houligan), un moyen métrage où Maiakovsky interprète lui-même le rôle du «houligan».
Enfin, pour leurs titres,dont la mélancolie convient si bien à cette fin de monde, deux films dont j'ignore tout:
Les fleurs sont fanées (1917) de Vladimir Gardine.
Tais-toi, tristesse, tais-toi (1918) de Piotr Tchardynine.


Après 1918
Dès 1919 la révolution emporte tout ça. Plusieurs des grands noms de la période précédente sont partis en exil. La production de films est tombée à 49 et bientôt ce sera pire. Le cinéma est nationalisé.
Mais Lénine croit à l'importance du cinéma pour la jeune URSS («De tous les arts, le cinéma est pour nous le plus important»). Important pour imposer les idées des bolcheviks, important pour éduquer le peuple et pour élever son niveau de conscience politique, important pour la propagande.

Dans un premier temps, il n'y a pas de hiatus entre les gens de cinéma et le pouvoir soviétique. Ceux qui n'étaient pas d'accord sont partis. Ceux qui restent sont pleins d'enthousiasme pour ce jeune état qui vient de changer de nom (la vieille Russie est devenue la toute nouvelle Union des Républiques Socialistes Soviétiques), pour ce monde nouveau qu'il faut construire, pour les idées qui permettront de le faire vivre: tout le pouvoir aux soviets! vive la lutte des classes! en avant pour la révolution mondiale!
Les premières années sont difficiles. Avec la guerre civile, la famine, les épidémies, l'embargo occidental, une économie à reconstruire, le cinéma passe au second plan. Pourtant, 1919,l'année même où la production cinématographique est nationalisée, voit la fondation de la première école de cinéma au monde: l'Ecole d'Etat de la Cinématographie, qui deviendra la prestigieuse V.G.I.K. Et formera non seulement la plupart des grands réalisateurs soviétiques mais aussi plusieurs cinéastes du Tiers Monde. En 1921, le vétéran Vladimir Gardine y tourne un long métrage de fiction sur la guerre civile: «La faucille et le marteau». Auparavant (1918-1920, pendant la guerre civile) des agit-films, courts métrages de propagande, avaient été produits pour être montrés à bord de trains qui sillonnaient le pays.


La FEKS
La NEP ou Nouvelle Politique Economique, mise en œuvre en 1921, améliore quelque peu la situation économique. En 1924, 68 films sont produits – contre 12 en 1921. Il y a alors un bouillonnement d'idées et de théories, le suprématisme, le cinétisme, le constructivisme, le rayonnisme, le cubo-futurisme, le formalisme... Trois garçons très jeunes, Grigori Kozintzev (16 ans), Leonid Trauberg (19 ans), Sergueï Youtkevitch (18 ans), lancent le Manifeste de l'Excentrisme qui veut réhabiliter les spectacles populaires comme le music-hall, le cirque, l'opérette et «faire voir le monde différemment». Ils ont également des idées bien arrêtées sur ce que doit être le jeu des acteurs et, dans la foulée, ils fondent la Fabrique de l'Acteur Excentrique (FEKS). Beaucoup de textes et de manifestes sont publiés en ce début des années 20, le plus important étant dû à Eisenstein («Le montage des attractions»).

Lev Koulechov créé un «laboratoire expérimental» puis se lance dans la réalisation, en quelques années, de plusieurs films très originaux: «Sur le front rouge» (1920) qui ressort de l'agit-prop et de la propagande, «Les extraordinaires aventures de Mr West au pays des Bolcheviks» (1924), une comédie satirique qui connaît un grand succès, «Le rayon de la mort» (1925), histoire de science-fiction, et même un western «Dura Lex» inspiré d'une nouvelle de Jack London.

Kozintzev et Trauberg mettent en pratique les théories de la FEKS en tournant en 1924 «Les aventures d'Oktobrina», une comédie, puis en 1926 «La roue du diable», sur une bande de voyous à Pétrograd pendant la guerre civile, avant de s'attaquer à une nouvelle de Gogol («Le Manteau», 1927) et, juste avant la fin du muet, en 1929, avec leur film le plus célèbre, «La Nouvelle Babylone», de faire revivre la Commune de Paris en 1870.

Yakov Protazanov, tout juste revenu de son exil parisien, tourne avec «Aelita» (1924) un curieux film de science-fiction qui ne vaut guère que par ses décors délirants et ses costumes extravagants. Mais surtout, en 1926, «Le quarante et unième», une histoire d'amour tragique entre une partisane «rouge» et un officier «blanc» qu'elle a fait prisonnier.


Vertov
L'un des esprits les plus originaux des années 20, c'est Dziga Vertov, dont le pseudonyme signifie en ukrainien «toupie qui tourne». Il refuse toute idée de scénario, de sujet, de narration. «Les intrigues des films sont l'opium du peuple. Vive la vie telle qu'elle est!» écrit-il. Ses premiers films sont une suite de journaux filmés qu'il intitule «Kino-Pravda», autrement dit «cinéma-vérité». Le nom, beaucoup plus tard, fera fortune. Il fonde le groupe «Kino-Glaz» (Ciné-Oeil) et tourne deux films passionnants: «La sixième partie du monde» (1926) et surtout l'extraordinaire «Homme à la caméra» qui, tout autant que le portrait d'une grande ville (genre alors à la mode dans beaucoup de pays), se veut une réflexion sur le cinéma et utilise toutes les ressources du montage. Il faut préciser que «la ville» dont il est question n'est pas une cité en particulier mais un assemblage de prises de vues effectuées dans plusieurs grandes villes en URSS.


Eisenstein
Le génie de cette période, c'est avant tout Sergueï Mikhailovitch Eisenstein. Quand il met en chantier son premier film, «La Grève», il a tout juste 26 ans. Ce film, il le reniera très vite, le jugeant raté. Un an plus tard viendra son chef-d'oeuvre et le film le plus célèbre de tout le cinéma soviétique: «Le cuirassé Potemkine» (1925).
Il s'agit au départ d'un film de commande – pour commémorer le vingtième anniversaire de la révolution manquée de 1905. L'idée est de raconter les événements révolutionnaires importants de cette année-là. Mais le mauvais temps empêche de filmer dans la région de Léningrad. Il faut donc se déplacer vers le sud, en Crimée. Dans le script original, un seul événement trouve sa place à cet endroit: la mutinerie des marins du «Potemkine», qui occupe trois pages dans le scénario. Eisenstein a alors une idée de génie: «un épisode isolé va matérialiser toute l'épopée de 1905. La partie va tenir lieu du tout.»

Les marins du «Potemkine» se révoltent et refusent de manger lorsqu'on leur sert de la viande avariée où grouillent les vers. Les meneurs sont condamnés à mort. Mais les hommes du peloton d'exécution abaissent leurs fusils et se joignent aux mutins qui finissent par avoir le dessus. Leur chef est tué, la population d'Odessa défile devant son cercueil et se masse sur le grand escalier qui descend vers les quais. Mais les soldats du tsar tirent sur la foule et c'est la panique. Des corps roulent sur les marchent, des enfants crient, un landau dévale l'escalier... La flotte russe a pris position dans le port. Alors que les hommes du Potemkine se préparent au combat, les marins de l'escadre se mutinent à leur tour et les rejoignent.
Filmé comme une épopée, «Potemkine» est un récit sans héros. Ce qui ne veut pas dire que la foule, les marins, les soldats, soient anonymes et sans visage. Au contraire. Des gros plans leur donnent vie et présence, un montage dynamique apporte rythme et émotion. La stylisation, l'aspect «coup de poing» donnent à ce film un côté théâtral, d'ailleurs voulu par Eisenstein qui fut influencé par le théâtre de Meyerhold et par le kabuki japonais (étudiant, Eisenstein avait appris le japonais).
Il peut être intéressant de savoir que la fameuse fusillade sur l'escalier n'a jamais eu lieu ou, en tous cas, s'est déroulée ailleurs, à Bakou. Bel exemple du «mentir-vrai» cher à Aragon. Aujourd'hui, tous les touristes se pressent devant l'escalier «historique» d'Odessa, le film d'Eisenstein a imposé sa vérité et tant pis pour la «vérité historique».

La célébration de l'année 1905 a suscité au moins un autre film: «Dimanche noir» de Viatcheslav Viskovski, un pionnier du cinéma russe, qui raconte la révolte du 9 janvier et sa répression.


Le public
Avant d'aller plus loin, il convient de se poser une question: quel était l'impact réel de tous ces films révolutionnaires ou d'avant-garde sur le public russe? On s'en doute, il était assez faible. Les réalisateurs soviétiques des années 20 font des films pour éduquer le peuple, mais «le peuple» n'aime guère leurs films, il continue de préférer le cinéma américain – car, à cette époque, beaucoup de films américains sont encore projetés en URSS. En 1926, Mary Pickford et Douglas Fairbanks font une tournée triomphale au pays des Soviets et ils emmènent en Amérique une copie de «Potemkine» que Douglas Fairbanks a beaucoup apprécié.

Anatoli Lounatcharski, responsable de la culture, voudrait que les films soviétiques soient aussi séduisants que les films étrangers. Pour Trotski, le cinéma est un divertissement, mais un divertissement utile puisqu'il éloigne le peuple de la religion et de l'alcool.
Pourquoi ne pas concurrencer les Américains sur leur propre terrain et produire aussi des comédies, des mélodrames, des films d'aventures, bref de ces histoires «à intrigues» tant détestées de Dziga Vertov? C'est sûrement une des raisons qui aboutirent, en 1924, à la création de la Mejrabpom – acronyme construit en prenant la première syllabe des mots Mejdunarodnaia rabotchaia pomotch, soit: Secours Ouvrier International. En s'unissant au collectif artistique Rouss, issu d'une ancienne compagnie cinématographique, ledit Secours Ouvrier devient le studio Mejrabpom, structure semi-privée qui durera jusqu'en 1936 et qui produira quantité de films «de divertissement» dont beaucoup sont de qualité. C'est au Mejrabpom que l'on doit le retour dans sa patrie de Protazanov et la mise en chantier d'histoires de science-fiction, entre autres.


1927
Cette parenthèse refermée, penchons-nous sur la brillante année 1927. C'est le dixième anniversaire de la révolution d'octobre et il convient de le fêter de manière éclatante.
Vsevolod Poudovkine, qui a donné en 1924 une adaptation très admirée de «La mère» de Gorki, met en chantier «La fin de saint-Pétersbourg», film construit autour du personnage d'un jeune paysan, d'abord briseur de grève et délateur, dont la conscience révolutionnaire finit par s'éveiller (au contact de la guerre) et qui participe à la prise du Palais d'Hiver en octobre 17. Eisenstein donne à son tour, avec «Octobre», une magnifique fresque historique bâtie comme une symphonie où son montage-attraction fait merveille. Boris Barnet est plus modeste: son «Moscou en octobre» montre les bolcheviks combattant les élèves-offficiers qui encerclent le Kremlin. La bonne idée est de construire le film comme un documentaire.

Le vrai documentaire, c'est Esther Choub qui va le réaliser – et d'ailleurs, pas un, mais deux: «La chute des Romanov» et «La grande voie».
Esther Choub est la grande oubliée de cette période. En 1927, elle a 33 ans. Travaillant aux archives, elle a l'idée de réaliser des longs métrages documentaires à partir d'images d'archives. Cela réclame d'elle une infinie patience mais le résultat en vaut la peine: «La chute des Romanov», c'est la Russie entre 1912 et 1917, jusqu'à la révolution de février. «La grande voie» commence à la révolution d'octobre pour s'étendre jusqu'en 1927. Elle ne s'arrêtera pas en si bon chemin et donnera en 1928 «La Russie de Nicolas II et de Tolstoï». Scandaleusement négligée par la plupart des historiens du cinéma, elle est morte en 1959 après avoir fait, toujours à partir d'archives, des documentaires sur les komsomols, la construction du métro, la guerre d'Espagne,les vingt premières années du cinéma soviétique, la lutte contre les nazis...

Mais ce qui, pour moi, rend si mémorable l'année 1927, ce sont trois «petits» films qui, sans avoir l'air d'y toucher, expriment plus et mieux la réalité de la vie en URSS que toutes les ambitieuses épopées. Ces trois films, ce sont:

«Trois dans un sous-sol», d'Abram Room, mon film préféré de cette période et l'un de mes films préférés en général. C'est l'objet du prochain chapitre.

«La jeune fille au carton à chapeau», de Boris Barnet, une comédie qui prend parfois des airs de burlesque américain et qui était conçue au départ comme une publicité pour les emprunts d'état! La jeune héroïne, délicieusement jouée par la très jolie Anna Sten, vit avec son grand-père à la campagne et se rend chaque matin en train à Moscou pour apporter à la modiste Mme Irène les chapeaux qu'elle confectionne. Elle a une chambre chez Mme Irène, qu'elle n'habite pas bien qu'elle soit supposée y vivre. Elle rencontre un garçon qui vient chercher du travail à Moscou et qui ne trouve pas de logement. Pour l'aider, elle contracte avec lui un mariage blanc, ce qui permet au jeune homme d'occuper sa chambre. Le mari de Mme Irène la paie avec un lot sur un emprunt d'Etat, qui gagne 25 000 roubles... A la fin, elle épousera «pour de vrai» son pseudo-mari. C'est drôle et charmant, assez désinvolte, il y a de belles images de neige et Moscou est très bien filmé.

«Les commères de Riazan», d'Olga Préobrajenskaia. Un mélo paysan et féministe où, pendant que son mari est à la guerre, une jeune femme est violée par son beau-père et en a un enfant. Quand le mari revient, il la chasse et elle se suicide. Ce qui fait le prix de ce film, c'est la description de la vie quotidienne des paysans, avec leurs fêtes, leurs traditions, mais aussi leurs mesquineries et l'étroitesse d'esprit de certains. En français, le film s'est appelé «Le village du péché», quelle horreur! Le titre russe, si joli (Baby ryazanskie), signifie: les babas, les babouchkas, bref les commères, de Riazan. Une musique originale a été écrite pour ce film par le compositeur russe Sergueï Dreznin et elle inclut des chants de femmes du village de Riazan.


Ermler
La même année 1927, Friedrich Ermler donne un film très peu connu, que je n'ai pas vu et qui paraît intéressant: «La maison dans la neige», montrant des personnages appartenant à trois classes sociales différentes – parmi eux, un artiste (un musicien), qui pense que la société nouvelle a besoin de l'art du passé.
L'année précédente, Ermler avait fait un film attachant: «Katka, petite pomme de reinette», sur une jeune fille pauvre qui survit en vendant des pommes. Elle tombe amoureuse d'un voyou qui l'abandonne et elle est sauvée par un étudiant timide.
Le film le plus célèbre d'Ermler, et peut-être le meilleur, c'est «Un débris de l'Empire» (1929), où un soldat blessé pendant la guerre civile perd la mémoire et la retrouve dix ans plus tard dans un pays en pleine transformation et qu'il ne comprend pas.


Petits films
L'époque est riche en «petits films» originaux et atypiques. Comme cet étrange «Bonheur juif» de 1925 dû à Alexei Granowsky qui avait fondé en 1919 à Pétrograd le Studio-théâtre juif où les pièces étaient jouées en yiddish. A ma connaissance, c'est le seul film qu'il ait tourné en URSS. Il émigrera dès 1928, d'abord en Allemagne puis en France où il mourra en 1937 à l'âge de 47 ans.

Ou encore une très sympathique comédie de Boris Barnet, «La maison de la rue Troubnaia» (1928) où une jeune paysanne venue travailler à la ville devient domestique chez un couple qui l'exploite. Un pièce de théâtre lui fait prendre conscience de l'injustice de son sort. Elle se syndique, quitte ses méchants patrons et s'en va avec un chauffeur de taxi. Ce pourrait être un lourd pensum politique et c'est une allègre et légère comédie, bien dans la manière de Barnet.
Toujours en 1928, «Dentelles» de Sergueï Youtkevitch est une chronique toute simple où l'on voit quelques jeunes gens enthousiastes redonner vie à une usine de dentelles.
En 1929 il faut retenir «L'Express bleu», par le jeune frère de Leonid Trauberg, Ilya. Dans un train qui traverse la Chine des prolétaires sont aux prises avec des militaires et des diplomates occidentaux. Encore des trains dans «Turksib» de Viktor Tourine, qui est un documentaire en forme d'épopée sur la construction d'une voie ferrée entre le Turkestan et la Sibérie.

On peut citer encore quelques documentaires de qualité, tel «Le document de Shanghai» (1928) de Yakov Bliokh dont un carton d'intertitre exprime exactement le propos: «Shanghai, le paradis et l'enfer de plus de deux millions d'hommes». Le film oppose les «exploiteurs» (la bourgeoisie chinoise et les Occidentaux des Concessions) aux «prolétaires» (le petit peuple: ouvriers, dockers, coolies...), utilisant pour cela le montage parallèle d'éléments opposés (luxe/misère, plaisirs/travail, etc) sans pour autant se priver de pittoresques scènes de rues montrant les marchés, les petits commerces, la cuisine en plein air, le théâtre de rue...). A la fin une sorte de chronique politique évoque l'entrée à Shanghai des troupes du Kuomintang et la sanglante répression anticommuniste qui s'ensuivit.

Beaucoup plus connu est «Le sel de Svanétie» (1930) du cinéaste géorgien Mikhail Kalatozov. En fait, il avait commencé par réaliser un film de fiction «L'Aveugle» qui, accusé de «formalisme», fut interdit et détruit. Mais des rushes inutilisés de ce premier film lui donnèrent l'idée de tourner, dans les mêmes paysages, un documentaire sur la vie des habitants de Svanétie – vie rude et difficile dans des montagnes arides. Kalatozov filme également les coutumes, les légendes, les fêtes, fait œuvre d'ethnologue.


Fin du muet
C'est en Extrême-Orient que Poudovkine situe son grand film «Tempête sur l'Asie»(1928), un des plus célèbres de la période et qui le mérite. Comme toujours, Poudovkine choisit un individu pour incarner ses idées: cette fois, ce sera un berger mongol dont les Anglais veulent faire un empereur fantoche et qui se révolte, entraînant tous les siens.

Le film d'Abran Room, «Le fantôme qui ne revient pas» (1930) se passe dans un pays non précisé d'Amérique du Sud – un pays où il y a des puits de pétrole. Un révolutionnaire en prison depuis dix ans bénéficie d'une journée de liberté pour aller voir sa famille. Mais il sait qu'on va chercher à l'éliminer et fait tout pour fausser compagnie au policier qui le surveille. A la fin, il prend la tête d'une grève. Film très curieux, qui ne cherche pas le réalisme, qui développe au contraire tout un aspect onirique, du décor géométrique de la prison au décor quasi-surréaliste du désert avec un rocher en forme de tête de chien. Le flic ressemble curieusement à un Keystone Cop dont il a la moustache. La fin se passe dans un saloon qui semble sortir d'un western.

1930? Et c'est un film muet? Oui. Le muet et le parlant voisineront en URSS jusqu'au milieu des années 30. Et par exemple «Boule de suif», le premier film de Mikhail Romm, d'après Maupassant, date de 1934 et il est muet.
Ou, plus original, «Le bonheur» d'Alexandre Medvekine, également de 1934, comédie burlesque muette sur le monde paysan des kolkhozes. Le paysan Khmyr découvre la solidarité après avoir en vain recherché le bonheur individuel. Inutile de dire que ce n'est pas cette moralité plate et conventionnelle qui fait le prix du film. «Le bonheur» est une sorte de conte, tendre, fou, poétique, parfois tragique, parsemé de détails farfelus: des portraits parlent, des morts ressuscitent,des religieux se battent, un cheval à pois mange un nid de cigognes...
Dans «Seule» (1931), de Kozintzev et Trauberg, si les dialogues n'apparaissent qu'en intertitres, les bruits jouent un grand rôle ainsi que la musique de Chostakovitch. Le film existe aussi en version muette. C'est l'histoire d'une institutrice envoyée dans l'Altaï qui prend le parti des kollkhoziens contre les koulaks.


Les autres républiques
Les œuvres venues des républiques d'URSS autres que la Russie sont souvent mal connues. Du moins celles de l'époque muette. Une exception: l'Ukraine. En effet, un des grands cinéastes soviétiques, Alexandre Dovjenko, était originaire d'Ukraine et il a filmé essentiellement son pays natal. Son premier film, «Zvenigora» (1928), très remarqué, est passionnant par son évocation des légendes qu'un grand-père y raconte à son petit-fils. «Arsenal» (1929), c'est la révolution d'octobre vue d'Ukraine. Enfin, «La Terre» (1930), son film le plus célèbre, exalte la campagne d'Ukraine et montre la lutte des paysans pauvres contre les koulaks à coup de belles images dans une œuvre qui se veut une sorte de poème panthéiste.

Beaucoup moins connu, «Les diablotins rouges» (1923) est l'oeuvre d'un Géorgien, Ivan Perestiani. Les diablotins en question sont deux enfants, un garçon et une fille, qui recherchent l'assassin de leur père pendant la guerre civile en luttant aux côtés des soviétiques. Leur ennemi, ce ne sont pas les troupes blanches mais celles de l'anarchiste Makhno, ici montré comme un dangereux «contre-révolutionnaire».
Dans le numéro de février 2014 de la revue «Positif»,Jean-Pierre Berthomé et Hubert Niogret font un bref compte-rendu de films ukrainiens qu'ils ont pu découvrir aux Journées du cinéma muet de Pordenone. Il s'agit de «Deux jours» (1927) de Grigori Stobovoi, du «Cocher de nuit» (1928) de Georgi Tasin,de «L'opportuniste» (1929) de Nikolai Shpikovsky. On se rend compte à cette occasion de notre ignorance d'un cinéma bouillonnant à une période très riche et on se pose une question gênante: les films de l'URSS des années 20 que nous connaissons, que nous avons appris à admirer, sont-ils vraiment les meilleurs ou seulement ceux que le parti communiste a acceptés et reconnus? Il n'est pas sans intérêt d'apprendre que «L'opportuniste» ne fut en son temps jamais distribué.


Des films surestimés?
Il est temps de faire état des doutes et des critiques que j'ai jusqu'à présent retenus pour essayer d'être le plus objective possible. Dans les années 50 et 60 les jurys internationaux de critiques qui désignaient les «12 meilleurs films du monde» y faisaient figurer plusieurs films soviétiques et, outre «Le cuirassé Potemkine», on y trouvait régulièrement «La Mère» de Poudovkine et «La Terre» de Dovjenko. Aujourd'hui, un tel choix peut paraître aberrant. De même que l'admiration, qasi-obligée à l'époque, pour un film plutôt ennuyeux comme «La ligne générale» d'Eisenstein – l'épopée de l'écrémeuse.

J'ai vu «La Terre» il y a bien longtemps à la Cinémathèque de Paris et il m'avait laissée dubitative. Il était alors d'usage de célébrer ce film, «panthéiste», «lyrique», «hymne à la nature», etc... Beau, intéressant, soit, mais était-ce vraiment le chef-d'oeuvre partout annoncé? Depuis quand de belles images suffisent-ellles à faire un grand film? Tous ces plans de tournesols, ça me paraissait un peu... oserai-je dire sulpicien? En fait, j'avais ressenti un malaise mais je n'avais pas trop creusé mes impressions, préférant incriminer ma propre frivolité que mettre en question un film que les connaisseurs jugeaient être un chef-d'oeuvre. Aujourd'hui, les sons de cloche divergent et c'est très bien comme ça. Plus personne, en tous cas, n'aurait l'idée de placer «La Terre» parmi les 12 meilleurs films du monde. Je n'ai pas eu l'occasion de le revoir et je me demande ce que j'en penserais aujourd'hui – sans doute pas du bien, je le crains.

J'ai vu «La Mère» pour la première fois il y a peu de temps et ce film m'a consternée, en dépit de quelques séquences réussies et d'une utilisation intelligente du montage. La fin, saint-sulpicienne au possible, avec cette vieille femme qui arrache le drapeau rouge des mains de son fils mort et le brandit pour marcher bravement vers les soldats aux fusils pointés qui vont l'abattre à son tour – images supposées symboliser le triomphe futur de la révolution -... non, c'est trop! Niais et dégoûtant à la fois.

J'ai découvert «La Nouvelle Babylone» en DVD. Je dois dire que, comparées à ce film, les bandes puritaines tournées à Hollywwood avec gentils et méchants bien tranchés apparaissent comme des miracles de subtilité et de pondération.


Une grande époque
Mais il ne faudrait pas jeter le bébé avec l'eau du bain. Car les années 20 en URSS c'est aussi, au cinéma, une énergie, un goût de l'expérimentation, un dynamisme, un dédain pour la narration classique, une puissance d'invention, une créativité rarement égalés dans l'histoire du cinéma. Et ce qui est sûr, c'est qu'il y a encore beaucoup de films inconnus ou négligés à découvrir.

1927, grande année pour le cinéma soviétique, est aussi l'année où Staline devient le maître de l'URSS. Mais en fait, le danger, pour le cinéma, vient surtout de l'intérieur, des cinéastes eux-mêmes, presque tous marxistes convaincus pénétrés des bienfaits de la révolution soviétique. De plus en plus, ils vont se figer dans des poses grandioses, exaltant les martyrs de la révolution et de la guerre civile, opposant l'ancien et le nouveau, rabâchant la lutte des classes, la prise de conscience des classes populaires, rejetant sur une «bourgeoisie» fantasmée les injustices subsistant dans la société nouvelle... C'est dans les «petits» films, les comédies, les mélodrames que, à mesure que passent les années, on va trouver une description un peu vraisemblable et proche de la réalité, de l'URSS en train de se construire. C'est pourquoi Abram Room et Boris Barnet me paraissent plus importants que Poudovkine et Dovjenko.


A la fin de la période, le cinéma a pris, en URSS, une importance quantitative très grande.
En 1928 il y a 9 000 salles dans le pays. Deux ans plus tard ce nombre a doublé. Sans compter les cinémas itinérants.
Combien de spectateurs? Un peu plus de 100 millions par an.

 

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