Le Napoléon d'Abel Gance (1927)
Voilà sans doute le film le plus étonnant de l'histoire du cinéma. Lyrique, épique, passionné, éblouissant, il permet d'imaginer ce que le cinéma aurait pu être s'il avait été fait par des génies et des poètes plutôt que par des marchands.
Ce n'est pourtant que le fragment d'un rêve. Abel Gance (1889-1981) avait imaginé un ensemble de huit films qui auraient raconté la vie et la carrière de Napoléon Bonaparte. Le film aujourd'hui connu sous le titre «Napoléon» n'est que l'opus 1 de ce vaste projet et le seul qu'il ait pu mener à bien. Il commence en 1781 alors que le futur empereur, âgé de 12 ans, est élève au collège de Brienne, et d'achève avec ses premières victoires à la tête de l'armée d'Italie en 1796. C'est donc en réalité de Bonaparte et pas encore de Napoléon qu'il est question d'un bout à l'autre de ce film.
Plusieurs versions
Film qui a existé en plusieurs versions de longueurs inégales. Lors de sa première présentation au public le 7 avril 1927 il avait été fortement coupé et réduit à 195 minutes, soit trois heures un quart. La version intégrale de six heures (360 minutes) sera projetée l'année suivante en quatre épisodes de 90 minutes chacun. Puis survient la catastrophe du parlant qui démode instantanément toutes les recherches du cinéma muet et rejette dans l'oubli le chef-d'oeuvre de Gance – qui fera pourtant des efforts pour le mettre au goût du jour: en le sonorisant en 1935, en le transformant en 1971 pour le recentrer sur Bonaparte et la Révolution (titre de cette tentative).
Mais c'est le réalisateur anglais et historien du cinéma Kevin Brownlow qui va sauver «Napoléon». Patiemment, pendant trente ans, il fouille les cinémathèques, les archives, les bibliothèques et jusqu'aux marchés aux puces, à la recherche du moindre morceau de pellicule, afin de reconstituer la version de 1928. Il y parvient presque totalement puisqu'il peut présenter en 1979 un film de plus de cinq heures. Cette version, réduite à quatre heures par Francis Ford Coppola, est présentée aux Etats-Unis en 1981 et elle est généralement considérée comme la version «définitive» du Napoléon de Gance – c'est celle que j'ai pu voir, en avril 2000, à la Cinémathèque de Stockholm et aussi, par la suite, à la télévision.
Le point de vue du boulet de canon
Ce qui reste le plus impressionnant dans ce Napoléon d'Abel Gance, c'est l'aspect technique – qui non seulement n'a pas vieilli mais qui fait paraître la plupart des films modernes avec leurs «effets spéciaux» plats, étriqués et sans imagination. De l'imagination, Gance en avait à revendre: montage ultra-rapide, triple écran, surimpressions, caméra tenue à la main, il n'épargne rien pour faire vivre son récit. La caméra devient bel et bien un personnage du film: Gance la place sur une escarpolette pour filmer la tempête en mer et la tempête à la Convention, il la met dans des ballons qu'on projette en l'air (pour donner le point de vue d'un boulet de canon!), il l'attache aux danseurs du Bal des Victimes afin qu'elle tournoie avec eux et à la poitrine de Danton pour donner le rythme de sa respiration, il la jette à l'eau du haut d'un rocher et la ficelle sur le dos d'un cheval lancé au galop... «Pour la bataille de boules de neige à Brienne, Gance exigea qu'on jetât une caméra à travers le studio pour avoir «le point de vue de la boule de neige». Le producteur aurait alors protesté, disant qu'on allait endommager un appareil coûteux. Mais les boules de neige s'écrasent, aurait répondu superbement Abel Gance. Et la caméra s'écrasa.». Rapportée par l'historien du cinéma Georges Sadoul, l'anecdote, vraie ou fausse, est significative.
Pour la campagne d'Italie, Gance invente la Polyvision: l'écran divisé en trois parties présentant en même temps plusieurs dizaines d'images. «Dans certains plans de Napoléon, a dit Gance, j'ai superposé jusqu'à seize images. Elles tenaient leur rôle, comme cinquante instruments jouant dans un concert».
Des actualités filméés du XVIIIème siècle
Mais il n'y a pas que la technique dans «Napoléon». On y trouve aussi une inoubliable collection de personnages. A commencer par Bonaparte lui-même: d'abord sous les traits de Vladimir Roudenko, prodigieux enfant acteur. Et Albert Dieudonné campe un général Bonaparte hallucinant de ressemblance: lèvres minces, nez en bec d'aigle, regard magnétique; la joue creuse, le cheveu plat, il est petit, mal habillé, mais autoritaire et sûr de lui il a un charisme qui brise tous les obstacles. Et cette façon de marcher, presque maladroite, les mains derrière le dos...
D'ailleurs, il n'y a pas que Bonaparte qui soit magnifique dans ce film. Les grands personnages de la Révolution, en deux ou trois scènes, sont tout aussi inoubliables. Un anneau à l'oreille, une rose à la main, Abel Gance s'est distribué le rôle du beau et implacable Saint-Just «l'archange de la guillotine», et il parvient à le jouer en dosant la distance et la complicité. Avec ses petites lunettes fumées, le Robespierre de Van Daele est inquiétant comme un chat. Tête bandée, le poète Antonin Artaud esquisse un Marat fanatique et haineux à souhait. Et la foule n'est jamais anonyme: n'apparût-il qu'un court instant, chaque visage est original, intéressant, caractéristique, très souvent montré en gros plan. Kevin Brownlow remarque justement qu'on a l'impression, à certains moments, de voir des actualités filmées du XVIIIe siècle.
Scènes mémorables
Plusieurs séquences de ce film sont devenues légendaires. Bonaparte fuyant la Corse en barque avec un drapeau tricolore en guise de voile est pris dans une tempête. Au même moment à Paris Robespierre met les Girondins en accusation. Et Gance monte les deux scènes, la tempête en Méditerranée et la tempête à la Convention, en parallèle, tandis que la caméra plonge au rythme de la houle ou tombe comme le couperet de la guillotine. Il y a aussi le Bal des Victimes, montrant la soif de plaisirs et l'hédonisme désespéré qui s'emparent des survivants de la Terreur. Mais ce sont des dizaines de scènes qui se gravent dans la mémoire. L'enfant endormi sur un canon. Les gratte-papiers mangeant les dossiers des suspects afin de les sauver de la guillotine. Le discours de Saint-Just à la Convention et l'arrestation des robespierristes lors de Thermidor. Bonaparte à l'armée d'Italie, domptant généraux insolents et soldats découragés. Et tant d'autres...
Trop belle légende?
Le film m'inspire cependant des réserves et elles tiennent au fond. Le portrait qui nous est donné du futur Napoléon fait la part un peu trop belle à la légende: c'est toujours le génie aux prises avec des médiocres qui finissent par être obligés de reconnaître sa valeur. Certes, «Napoléon» se veut poème et épopée et non leçon d'histoire; dans un tel contexte, simplifications et enjolivements sont inévitables sinon nécessaires.
Embellir, soit, mais mentir? Or, c'est ce que fait Gance quand il nous montre Bonaparte en prison pendant la Terreur parce qu'il s'oppose à Robespierre. Alors que Bonaparte était à cette époque ami des Jacobins (les partisans de la Terreur) et en particulier du frère de Robespierre! S'il s'est effectivement retrouvé en prison (d'ailleurs pour peu de temps), c'est après la Terreur, lors de la réaction thermidorienne et précisèment à cause de ses acquointances robespierristes. A de certains moments, le culte du grand homme providentiel frôle l'idéologie fasciste. Mais il y a aussi, et fort heureusement, dans ce film, de la distance et de l'humour.
D'ailleurs le seul fait que je puisse être fascinée par un film tout entier consacré à exalter un homme que je n'aime pas, que je n'ai jamais aimé, me paraît témoigner du génie de Gance. Il nous conte une légende et nous l'acceptons comme telle. Après tout, personne ne reproche à Homère de ne pas faire œuvre d'historien et de donner de la guerre de Troie une image héroïsée et embellie.
Des huit films prévus à l'origine sur l'épopée napoléonienne presque rien ne se fera par la suite. Un scénario de Gance sur Napoléon à Sainte-Hélène fut filmé en Allemagne par le cinéaste Lupu-Pick en 1929 et il n'est pas sans qualités. Gance lui-même, beaucoup plus tard, réussira à tourner un «Austerlitz» en couleurs, avec pas mal de concessions au soi-disant «goût du public» et au commerce. Ce film de 1960 était brillant et intéressant mais il n'avait plus la flamme, l'invention et le génie de ce premier «Napoléon» muet.
Gance avant Napoléon
Avant «Napoléon», Gance avait déjà fait beaucoup de films. Parmi ses premiers, une «Folie du Docteur Tube» (1916) proposait une vision subjective et des images déformées qui annonçaient «Caligari». Deux films de cette période restent intéressants en dépit de leur grandiloquence: «J'accuse» (1919) et «La Roue» (1923).
«J'accuse» est une sorte de cri pacifiste sur la Première Guerre Mondiale (ou, comme on disait alors: la Grande Guerre). La fin, où les morts se lèvent du champ de bataille, reste impressionnante encore aujourd'hui.
«La Roue» a pour personnage central une locomotive (et son conducteur, nommé Sisif!). Un montage éblouissant transforme le film en symphonie visuelle.
Gance est un cinéaste de la démesure. Il lui arrive de sombrer dans la grandiloquence, il lui arrive d'atteindre au génie. Il a produit quelques chefs-d'oeuvre mais aussi d'épouvantables navets (qui ont d'ailleurs tous des moments somptueux).
«Le génie en toutes choses est une intuition», a dit Balzac. Et Michel Tournier: «Le talent fait ce qu'il veut, le génie fait ce qu'il peut». Oui, Abel Gance est un génie du septième art. Mais un génie dépourvu de sens critique, d'où ses ratages.