… et quelques autres films français mémorables
Dreyer et Jeanne d'Arc
En 1927, la Société Générale de Films (qui avait produit le «Napoléon» de Gance) proposa au metteur en scène danois Carl Theodor Dreyer de réaliser un film en France. Il avait déjà tourné plusieurs fois à l'étranger, en Suède et en Allemagne notamment, et il accepta l'invitation. Il souhaitait faire un film sur une héroïne de l'histoire de France et proposa trois noms: Marie-Antoinette, Catherine de Médicis et Jeanne d'Arc. Ce fut cette dernière (tout récemment canonisée) qui fut choisie par le producteur.
Mais Dreyer ne souhaitait pas raconter toute l'histoire de la Pucelle. Il résolut de se concentrer sur son procès et sa mort (La Passion de Jeanne d'Arc) et basa son scénario sur les minutes du procès. La «couleur locale» ne l'intéressait pas, costumes et décors furent aussi austères, minimalistes, que possible. Il donna le rôle de Jeanne, qui avait 19 ans à sa mort, à une actrice de théâtre de 40 ans à peu près inconnue, Renée Falconetti. Ni elle ni les autres acteurs n'eurent droit au moindre maquillage. Presque tout le film est tourné en gros plans, voire en très gros plans, si bien qu'on peut lire sur les lèvres des acteurs les mots qu'ils prononcent, avant même de lire les cartons d'intertitres (à condition, bien entendu, de connaître le français!). Aucune virtuosité, aucun effet; pas davantage de hiératisme ni de symbolisme appuyé. Dreyer ne cherche pas non plus à faire croire qu'il tourne un documentaire. Son film est nu, sans fard, sans esbrouffe. Et d'autant plus bouleversant. Ce n'est pas un film historique, c'est «l'itinéraire spirituel de l'âme de Jeanne» (dixit le critique Paul Schrader). Et Dreyer voit dans ce film «un hymne au triomphe de l'âme sur la vie».
Très bien accueillie par la critique, «La Passion de Jeanne d'Arc» fut un échec public. L'année suivante, à titre de revanche, un autre film sur l'héroïne lorraine, «La merveilleuse vie de Jeanne d'Arc», de Marco de Gastyne, connut un grand succès. Cette fois, c'est toute l'épopée de Jeanne qui était contée. Et jouée par une actrice de 17 ans, la lumineuse Suzanne Genevois, grâce à qui le film est encore visible aujourd'hui malgré son côté «images d'Epinal» et même s'il semble bien superficiel comparé au Dreyer.
Zola
Deux fois Jeanne d'Arc, donc, à la fin du muet. Et dix ans plus tôt, deux fois Zola. Le cinéma français des années 20 s'appuie volontiers sur l'histoire et la littérature.
Mais c'est à un roman peu connu de Zola que s'attaque le vétéran Henri Pouctal (1856-1922): «Travail». Terminé en 1920,le film est en sept parties, d'une durée totale de sept heures. Il est tourné en décors naturels, au Creusot et à Decazeville et se présente comme une fresque de l'industrialisation. C'est une superproduction, avec une dizaine de personnages joués par les acteurs les plus célèbres de l'époque – et avec, dans un petit rôle, Suzanne Genevois encore enfant.
L'autre Zola est sur les paysans et adapte une œuvre beaucoup plus connue, «La Terre», seizième volume de la série des Rougon-Macquart. Il est réalisé par André Antoine (1858-1943), célèbre metteur en scène de théâtre et fondateur du Théâtre Libre, venu au septième art à près de soixante ans et qui contribua à développer le cinéma de son temps. Il tourne «La terre» en 1919 dans les décors naturels de la Beauce, s'inspire des grands cinéastes suédois et axe son histoire sur le personnage du vieux paysan, le père Fouan, rejeté par ses enfants. Mêlant acteurs et vrais paysans, Antoine renforce l'impression de vérité donnée par son film.
Antoine
Mais surtout André Antoine est aujourd'hui admiré pour un des chefs-d'oeuvre de cette époque, dont les contemporains ont été privés. Il s'agit de «L'Hirondelle et la Mésange», un film de 1920 qui a une bien curieuse histoire.
La trame en est très simple: «L'Hirondelle» et «La Mésange» sont deux péniches qui descendent l'Escaut. Un marinier y vit avec sa femme et sa belle-soeur et il lui arrive de faire la contrebande des diamants. Un nouveau pilote est engagé. C'est un don juan de peu de scrupules qui tente de violer l'une des femmes et menace de faire chanter le marinier. Ce dernier finit par le tuer. «Ca finissait par l'enlisement d'un homme dans la vase, une nuit... et le lendemain la péniche filait à nouveau tranquillement dans la lumière et le silence... C'était très beau». Ainsi parle Antoine.
Mais le producteur, Pathé, n'était pas de cet avis: il trouvait que le film n'avait pas de véritable histoire, que c'était surtout un documentaire. Il refusa de le sortir.
On croyait ce film disparu mais en 1982 six heures de rushes sont découverts et remontés par Henri Colpi qui a la chance de pouvoir travailler d'après le scénario original d'Antoine. En 1983 le public put enfin admirer «L'Hirondelle et la Mésange» et le film est aujourd'hui reconnu comme un des meilleurs films français des années 20.
René Clair et Raymond Bernard
Plus intéressant qu'»Entr'acte», qui est surtout une amusante curiosité, est le premier film de René Clair, «Paris qui dort» (1923).
Le gardien de la Tour Eiffel découvre un matin la ville et ses habitants totalement paralysés. Dans les rues tout est immobilisé et tout mouvement suspendu. Même les horloges sont arrêtées. Seuls les passagers d'un avion qui vient de se poser peuvent encore bouger. La vie s'organise, le gardien et les aviateurs fraternisent, ils s'installent tout en haut de la Tour Eiffel et s'emparent dans Paris de tout ce qui leur fait envie, y compris les plus célèbres tableaux du Louvre. Mais bientôt ils commencent à s'ennuyer...
L'explication du mystère est aussi invraisemblable que simpliste. Peu importe: il s'agit moins d'une histoire de science-fiction que d'une comédie. Une comédie à la fois légère et satirique extrêmement plaisante. A la fin de la période, en 1927, René Clair donnera une autre comédie très réussie: «Un chapeau de paille d'Italie».
Entre deux séjours en Amérique, Max Linder trouve le temps de jouer son premier long métrage, «Le petit café» (1919), mis en scène par Raymond Bernard et malheureusement perdu aujourd'hui. Ce film n'a pas eu le succès escompté et Max Linder s'est suicidé en 1925.
Quant à Raymond Bernard dont «Le petit café» était l'un des premiers films, il a été bien injustement oublié. Mais l'édition DVD est en train de réparer cette injustice puisque, en 2012-2013 quatre de ses meilleurs films ont été réédités.
Au temps du muet, Raymond Bernard avait le vent en poupe: il réalisa plusieurs films historiques de qualité, le plus connu étant «Le miracle des loups» (1924) dont la bonne réputation doit sans doute beaucoup à Charles Dullin qui y interprète le rôle de Louis XI où il est prodigieux. Il est rare qu'à cette époque les grands acteurs de théâtre (quand ils condescendent à s'abaisser jusqu'au cinéma!) jouent avec autant d'intériorité et de sobriété. Mais le film muet de Raymond Bernard que je préfère est cependant « Le joueur d'échecs» (1927) qui se passe pour moitié en Lituanie polonaise, pour moitié à Saint-Pétersbourg, au XVIIIe siècle. Les héros en sont un fabricant d'automates, le baron von Kempelen, encore une fois admirablement joué par Charles Dullin, et un patriote polonais auquel Pierre Blanchar prête sa fougue, sa jeunesse et sa radieuse beauté.
L'histoire est un délicieux mélange de romantisme et de fantastique, avec un soupçon d'expressionnisme allemand et des scènes d'anthologie dont celle, fabuleuse, où un officier russe s'étant introduit chez Kempelen met en marche ses automates et se retrouve entouré de soldats aux gestes saccadés qui l'encerclent, sabre levé, sans que rien puisse s'opposer à leur marche en avant, et qui finissent par le tuer. Il y a aussi plusieurs apparitions de Catherine II, plus despote qu'éclairée, et toujours accompagnée, en guise de bouffon, d'une bouffonne plutôt originale.
Les Russes de Paris
Ne nous éloignons pas des Russes. Bien des gens de cinéma fuyant les bolcheviks ont fini par échouer à Paris où le producteur Ermolieff fonde à Montreuil les Films Albatros.
Le plus important des réalisateurs de cette émigration russe fut Alexandre Volkoff dont au moins deux films méritent d'être retenus: «Kean, ou désordre et génie» (1923), adapté d'Alexandre Dumas, sur la vie d'un acteur anglais du XVIIIe siècle qu'interprétait Ivan Mosjoukine, et un somptueux «Casanova» (1927), toujours avec Mosjoukine entouré de Diana Karenne et Rudolf Klein-Rogge.
Mosjoukine ne se contenta pas d'être un grand acteur: il mit en scène avec «Le brasier ardent» (1923) l'un des films les plus singuliers et les plus passionnants de cette époque. Une femme fait un rêve (ou plutôt un cauchemar) récurrent: un homme la jette dans un brasier; et chaque fois, elle lui voit un aspect différent. Mal mariée, elle finit par rencontrer un homme qui devient son amant et elle s'aperçoit avec épouvante qu'il ressemble à l'inconnu de son cauchemar... Le film contient un mélange détonant de terreur et de comique qui déboussola le public, d'où son échec.
Mais le plus beau film des Russes de Paris – et d'ailleurs l'un des plus beaux films des années 20 – c'est «Ménilmontant» (1926) de Dimitri Kirsanoff.
Une jeune fille enceinte songe à se suicider. Elle retrouve sa sœur avec laquelle elle était brouillée (elles ont autrefois aimé le même homme) et qui est devenue une prostituée. Les deux sœurs se réconcilient et l'héroïne - jouée par Nadia Sibirskaia, femme de Kirsanoff – reprend goût à la vie. Tourné en décors naturels, dans un milieu glauque et poétique à la fois, ce film réussit à se passer d'intertitres.
Renoir
Les premiers films de Jean Renoir sont centrés sur une figure féminine, toujours jouée par sa femme, Catherine Hessling: «La fille de l'eau» (1924), encore une histoire qui se passe sur une péniche, «Nana» (1926) , encore Zola, «La petite marchande d'allumettes» (1928), une féérie qui finit mal. Ce n'est pas encore le grand Renoir, l'influence de Chaplin se fait un peu trop sentir, et Catherine Hessling est loin d'être une bonne actrice, mais ces petits films d'un jeune Renoir amoureux qui tâtonne encore et se cherche sont, dans leur absence de prétention et leur bonheur évident à explorer les possibilités d'un art encore nouveau, de petits délices.
On pourrait en dire autant du cinéma français de cette époque, modeste en apparence et, mis à part «Napoléon» et «La Passion de Jeanne d'Arc», fuyant les grands sujets, mais qui parvient à créer des films délectables de par leur atmosphère et captivants grâce à leurs acteurs.
Une salle: le Studio 28
Une salle de cinéma qui existe toujours à Paris, le Studio 28, a ouvert à cette époque. Adresse: 10, rue Tholozé, sur la butte Montmartre. Elle doit son nom, j'imagine, au fait d'avoir été ouverte en 1928.
C'est, dès le début, une salle indépendante conçue pour l'avant-garde. C'est là qu'en 1930 a été présenté «L'Âge d'Or» de Bunuel, qui a fait scandale – les tableaux de Dali, de Max Ernst, de Miro, accrochés dans le hall, ont même été vandalisés. C'est là aussi que, peu après l'ouverture en 1928, des films chinois furent montrés à Paris pour la première fois («La rose de Pushui» et «Le poète du bout du monde», entre autres).