Les comiques muets américains


Le cinéma muet est un moyen d'expression idéal pour le comique et en particulier pour ce qu'on appelle, en anglais américain, «slapstick», c'est-à-dire la comédie burlesque basée sur des gags visuels, des poursuites, des mimiques, des tartes à la crème et des combats contre des machines récalcitrantes.

Mack Sennett
Le premier en date des grands inventeurs de slapsticks fut Mack Sennett, né au Canada en 1880, acteur, scénariste, réalisateur et producteur – et grand découvreur de talents, Chaplin et Buster Keaton en particulier. Quand il fonde en 1912 la Keystone Film Company, il vient de rencontrer celle qui sera son actrice favorite et son grand amour, Mabel Normand, alors une fraîche jeune fille de 17 ans. Il crée pour elle la série des «Mabel» (Mabel et les dynamiteurs, Mabel au Far-West, L'idée de Mabel, Charlot et Mabel au volant, Fatty et Mabel à la mer, etc). Si elle joue volontiers au cinéma les jeunes filles naïves, Mabel Normand est bien différente dans la vie: elle aura très vite des problèmes de drogue, sera au centre de scandales retentissants et mourra à 35 ans après une existence pleine de turbulences. Elle a souvent joué avec Charlie Chaplin et Fatty Arbuckle.
Chaplin et Mabel Normand jouent en 1914 le premier long métrage de Mack Sennett Le roman comique de Charlot et de Lolotte. Chaplin y est un escroc qui fait semblant de tomber amoureux d'une paysanne d'âge mûr (jouée par Marie Dressler) dont il convoite les économies; Mabel Normand y est sa fiancée.
Parmi les comiques muets, Mack Sennett est le plus dingue, avec des films frénétiques au rythme endiablé et aux inventions effarantes. Il a eu le premier l'idée de rendre comiques des personnages de policiers en créant les fameux «Keystone Cops», ces flics moustachus qui ne se déplacent qu'en bande et qui passent leur temps à courir après des délinquants qu'ils n'attrappent jamais. C'est lui aussi qui a imaginé les «Bathing beauties», jeunes filles en costumes de bain recrutées pour leur plastique et leurs jolis genoux. Ridicule et poésie: tout Mack Sennett.

Chaplin
Charlie Chaplin (qu'en France on appelait Charlot) est un Anglais né en 1889 et tôt émigré aux Etats-Unis où il commence en 1914 sa carrière d'acteur – il tourne 35 films cette année-là dont certains sont des longs métrages. Très vite, en fait dès son vingtième film, Charlot dentiste, il devient son propre metteur en scène. Il a déjà inventé le personnage du Vagabond et lecostume qui sera désormais le sien: chapeau melon, pantalon trop large, veste trop serrée, chaussures trop grandes.
Quelques-uns de ses meilleurs courts métrages:
Charlot Vagabond (The Tramp, 1915)
Charlot joue Carmen (Carmen, 1916)
Charlot pompier (The Fireman, 1916)
Charlot rentre tard (One a.m., 1916)
Charlot policeman (Easy Street, 1917)
L'Emigrant (The Immigrant, 1917)
Au début simples applications de recettes éprouvées et d'emprunts aux films de Mack Sennett, ses films deviennent peu à peu plus ambitieux, plus personnels et plus subtils. Lorsqu'il commence à tourner des longs métrages (en 1918) il a son style, ses thématiques, et la satire sociale se fait de plus en plus importante. Les années 1920 voient une accumulation de chefs-d'oeuvre:
Une vie de chien (A dog's life, 1918)
Charlot soldat (Shoulder Arms, 1918)
Une journée de plaisir (A day's pleasure, 1919), qui est en fait un court métrage
Le Gosse (The Kid, 1921)
Le Pélerin (The Pilgrim, 1922)
La ruée vers l'or (The Gold Rush, 1925)
Le cirque (The Circus, 1928)
Les lumières de la ville (City Lights, 1931)
Il a aussi en 1923 tourné «L'opinion publique» (A woman of Paris) où il ne joue pas et qui n'est pas une comédie. L'échec commercial de ce film le découragera de renouveler l'expérience.

Mes favoris sont «Le Gosse» et «Les lumières de la ville».
Le Gosse s'est vu souvent reprocher son sentimentalisme. C'est oublier que le sentimentalisme fait partie de l'univers de Chaplin et contribue à son humanité. Une fille-mère abandonne son bébé que Charlot est amené à recueillir.Cinq ans plus tard, le petit garçon aide son «père» vitrier en cassant tous les carreaux du voisinage. Tous deux vivent dans une pièce misérable mais Charlot fait des crêpes pour l'enfant et s'occupe très bien de lui: il est le premier «papa-poule» de l'histoire du cinéma. Mais la «bonne société» veille et veut arracher l'enfant à Charlot. A la fin, la mère, qui entre temps est devenue riche, retrouve l'enfant et l'emmène. Charlot se retrouve seul. C'est au fond une histoire triste où même les gags sont à double sens, soulignant la misère, l'abandon et aussi la violence qui règnent dans la rue.
Les lumières de la ville présente le même caractère de pessimisme et de mélancolie dissimulés derrière une façade comique. Ici, une jeune fleuriste aveugle prend Charlot, le pauvre vagabond, pour un millionnaire. Il se garde de la détromper et fait tout pour gagner l'argent qui permettra de faire opérer la jeune fille. Quelque temps plus tard il la rencontre, elle est guérie, elle voit, finit par le reconnaître (au toucher), comprend qu'il n'est pas millionnaire. Il s'éloigne. Elle dit: «oui, je vois à présent». La fin reste ouverte.
Tous les Chaplin de cette époque sont des chefs-d'oeuvre. Charlot mangeant les lacets de ses chaussures et faisant danser des petits pains au bout d'une fourchette (La ruée vers l'or)... Charlot danseur de corde attaqué par de petits singes qui le déshabillent (Le cirque)... Un sermon sur David et Goliath en forme de pantomime (Le pèlerin)... Charlot, qui dort en plein air, bouche les trous de la palissade pour éviter les courants d'air (Une vie de chien)...Charlot rêve: déguisé en arbre il capture le Kaiser et gagne la guerre (Charlot soldat).
Oui, Chaplin est certainement le plus génial et en même temps le plus humain des comiques de cette époque.

Buster Keaton
Et Buster Keaton le plus drôle. Avec son visage sans expression, il est «l'homme qui ne rit jamais». Mais si sa figure est immobile, il n'en va pas de même de son corps, toujours en mouvement, toujours en train de bouger, d'agir, de lutter, souvent contre des objets et des machines qui lui échappent et semblent se révolter contre lui.
Il est plus jeune que Chaplin de six ans. Ses premiers films importants sont de 1920 avec la série des «Malec», courts métrages dans lesquels il ne se contente pas de jouer, qu'il co-dirige souvent. Les meilleurs sont «Malec chez les fantômes» (The haunted house», 1921), «Malec chez les Indiens» (The paleface, 1921), «Malec esquimau» (The frozen north, 1922).
Puis il passe au long métrage et c'est, sur une période de six ans, une suite éblouissante de grands films, parfois réalisés seul, parfois co-dirigés par Eddie Cline ou Edward Sedgwick:
Les trois âges (Three ages, 1923)
Les lois de l'hospitalité (Our hospitality, 1923)
Sherlock Junior (1924)
La croisière du Navigator (The Navigator, 1924)
Fiancées en folie (Seven chances, 1925)
Ma vache et moi (Go west, 1925)
Le dernier round (Battling Butler, 1926)
Le mécano de la Générale (The General, 1926)
Cadet d'eau douce (Steamboat Bill Jr, 1928)
L'Opérateur (The cameraman, 1928)
Le Figurant (Spite marriage, 1929)

Mon préféré, le plus drôle et le plus fou, c'est Sherlock Junior. Buster Keaton y est un projectionniste qui se rêve en grand détective et entre dans le film qu'il est en train de montrer. Il y a là la plus folle des courses où Buster Keaton fonce à moto dans un flot de voitures, franchit une tranchée, un passage à niveau, un tronc d'arbre et évite un train d'extrême justesse.
Mais tous les longs métrages de Buster Keaton sont géniaux. Il faudrait tout citer. "Les trois âges est une parodie d'Intolérance avec trois épisodes situés à l'âge de pierre, au temps des Romains et aujourd'hui. Grand moment: la course de char avec le gag de la roue de secours. Dans La croisière du Navigator, deux gosses de riches incapables de faire quoi que ce soit par eux-mêmes se retrouvent seuls sur un bateau en pleine mer. C'est là qu'on trouve le gag fameux où Buster Keaton prend sa voiture pour traverser la rue – et il ne conduit même pas, il a un chauffeur pour cela. Le comique, dans Le mécano de la Générale, naît du contraste entre l'impassibilité de Keaton et le déluge de catastrophes qui lui tombent dessus. Dans Ma vache et moi un troupeau de bovins fait irruption dans un institut de beauté.
Le film qui contient le plus grand nombre de gags époustouflants est sans doute L'Opérateur, avec un sige cameraman, un cuirassé remontant les rues de New York ou une partie de base-ball que Keaton joue seul dans un stade vide.

Harry Langdon
Harry Langdon est le plus poétique de tous. On l'a appelé «l'émigré de la lune» et «l'homme qui ne veut pas se réveiller». Né en 1884, il avait 40 ans quand il a commencé une carrière au cinéma mais il joue toujours des jeunes gens voire des jeunes garçons. Il a l'air d'un vieux bébé somnambule avec sa figure pâle et ronde qu'il est d'usage de dire «lunaire». Rêveur et timide il a pour principale précoccupation d'attirer l'attention des femmes.
Sa carrière s'étend sur vingt années mais en réalité ses grands rôles, ses films importants, tiennent sur trois ans: 1926 à 1928. Six chefs-d'oeuvre. Trois sont réalisés par Frank Capra, l'homme qui a créé le personnage d'»émigré de la lune»:
Tramp, tramp, tramp (Plein les bottes, 1926)
The strong man (L'athlète incomplet, 1926)
Long pants (Sa dernière culotte, 1927)
Les trois autres sont dirigés par lui-même:
Three is a crowd (Papa d'un jour, 1927)
The chaser (1928)
Heart trouble (1928)

Mon favori est Long pants - oublions le stupide titre français!. Harry y est un jeune garçon qui, le jour où il étrenne ses premiers pantalons, rencontre la vamp Bebe Blair, jeune femme très belle et élégante dont la voiture est tombée en panne. Pendant que le chauffeur change la roue, Harry tourne autour de la voiture avec son vélo pour attirer l'attention de Bebe.Longtemps elle fait semblant d'ignorer son manège puis se résoud à lui donner un baiser. Fou de joie, il décide de l'épouser – ce qu'elle ne sait pas, bien sûr. Ses parents croient qu'il veut se marier avec la petite voisine, Priscilla. Vivant perpétuellement dans la lune, il n'a pas compris que ses parents et lui ne parlent pas de la même femme. Le jour du mariage arrive, il prend conscience que sa future femme n'est pas celle qu'il espérait. Que faire? S'il dit la vérité à Priscilla elle sera malheureuse et il ne veut pas lui faire de mal. Il a une idée géniale: il lui suffit de la tuer, comme ça elle ne saura pas qu'il ne veut pas l'épouser et elle ne sera pas malheureuse. Il la poursuit pour mettre son projet à exécution, elle s'esquive en riant, croyant qu'il veut jouer à cache-cache. Mais voilà qu'un titre de journal lui apprend que Bebe vient de s'évader de prison. En fait, c'est une redoutable chef de bande, ce qu'il ignore. Il se précipite à son secours, la retrouve, la cache dans une malle. Surviennent toutes sortes de quiproquos où il prend un mannequin pour un policier, où de la malle qui devrait abriter Bebe sort un crocodile, etc... Finalement, Bebe est sauvée mais se jette sauvagement sur une rivale qu'elle frappe et insulte. Dégrisé par la vulgarité et la férocité de sa bien-aimée, Harry retourne auprès de sa douce fiancée.
Frank Capra disait de lui: «Langdon peut être sauvé par la brique qui tombe sur la tête des gendarmes mais il est absolument exclu qu'il ait provoqué la chute de la brique».

Harold Lloy
Harold Lloyd, c'est en quelque sorte l'homme sans qualité», le voisin d'à côté, monsieur tout le monde. Un physique banal, ni beau ni laid. Seul signe caractéristique: de petites lunettes rondes cerclées d'écaille. On se souvient surtout de son exploit à la fin du film Monte là dessus (Safety last, 1923) où il escalade un gratte-ciel de quatorze étages.
Il a beaucoup tourné et beaucoup de ses bandes sont médiocres. Mais quelques-unes restent encore très plaisantes. Parmi les courts métrages il faut citer «Oh, la belle voiture!» (Get out and get under, 1920), «L'heureux mari» (I do, 1921), «Voyage au paradis» (Never weaken, 1921). A côté de «Monte là-dessus» d'autres longs métrages assez drôles sont à sauver: «Le talisman de Grand-Mère» (Grandma's boy, 1922), «Vive le sport!» (The freshman, 1925), «En vitesse» (Speedy, 1928), la plupart dirigés par Fred Newmayer oou Sam Taylor.

De Laurel et Hardy on connaît surtout les films parlants, extrêmement nombreux et dont beaucoup sont médiocres. Mais entre 1926 et 1929 ils ont tourné dans des courts métrages fous et nonsensiques, souvent dirigés par Leo Mc Carey. Parmi les meilleurs il y a «L'âge de pierre» (Flying elephants, 1928), «Second hundred years» (1927), «La grande bagarre» (The battle of the century, 1927), «On a gaffé» (We faw down, 1928), «Oeil pour oeil» (Big business, 1929).

Le Français Max Linder a fait deux séjours aux Etats-Unis. En 1917 il tourne trois films: Max en Amérique (Max comes accross), Max veut divorcer (Max wants a divorce), Max et son taxi (Max in a taxi), où il pratique le même genre de comique que dans ses films français. Puis il revient en 1921-1922 et c'est alors qu'il donne un de ses meilleurs films: Sept ans de malheur (Seven year's bad luck, 1921), avec le magnifique gag du miroir brisé dans lequel un domestique placé derrière la glace, face à Max, imite tous les gestes de son maître afin qu'il ne s'aperçoive pas du malheur arrivé au miroir. Il fait aussi Soyez ma femme (Be my wife,1921) et une parodie des trois mousquetaires: L'étroit mousquetaire (The three must-get-theres, 1922) remplie d'anachronismes parfois un peu laborieux.

Fin du burlesque?
Le parlant va tuer ce type de comique ou à peu près. Chaplin continuera à faire des films muets (Les lumières de la ville est de 1931). «Les temps modernes», en 1936, sera un film sonore mais non parlant où Charlot chante une chanson dans une langue qui n'existe pas. Ce n'est qu'en 1940, avec «Le Dictateur», qu'il se résignera à faire parler ses personnages. Buster Keaton et Harry Langdon disparaissent ou à peu près, ils ne jouent plus que des rôles secondaires dans des films médiocres. Harold Lloyd se reconvertira plus facilement mais peu de ses films des années 30 seront vraiment intéressants. Seuls Laurel et Hardy prendront sans trop de problèmes le virage du parlant. Les frères Marx et W.C. Fields, eux, ne s'épanouiront vraiment que dans le parlant, ils crééront un nouveau type de comique, certes proche du burlesque nonsensique mais en y ajoutant un comique de mots – pour le meilleur ou pour le pire, de cela on peut discuter.

 

 

 

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