Erich von Stroheim ou l'homme que vous aimerez haïr

Le grand public n'est pas le pauvre d'esprit qu'imaginent les producteurs.
(Erich von Stroheim, 1925)

 

Hollywood n'aime pas les génies. Trop inconfortables, trop imprévisibles. Il s'est débarassé de Griffith. Il va faire de même avec Stroheim.


Né en Autriche en 1885, Erich von Stroheim est le plus extravagant parmi les auteurs venus d'Europe. Il émigra aux Etats-Unis en 1909 et vint à Hollywwood très tôt, dès le début, en 1914. Il commença par être acteur et assistant et tourna son premier film en tant que réalisateur en 1919 («La loi des montagnes»).
Très vite, il s'imposa comme un génie flamboyant au pessimisme hautain.

Son film le plus représentatif est «Folies de femmes» (Foolish wives, 1922) où il joue lui-même le rôle principal, celui d'un séducteur cynique, faux comte et vrai escroc qui séduit la femme de l'ambassadeur des Etats-Unis,viole une débile mentale, est tué par un faux-monnayeur et son cadavre jeté à l'égout. Toutes ces joyeusetés se déroulent à Monte-Carlo juste après la fin de la guerre et peignent un tableau noir et féroce des classes supérieures dans l'Europe de 1920.
Au vu de ce bref résumé on pourait croire à de la complaisance dans l'étalage de turpitudes que l'on se délecte hypocritement à peindre sous prétexte de les dénoncer. Mais non. Car «Folies de femmes» est en quelque sorte un film à la première personne. Nous entrons dès le début dans l'intimité du comte Karamzin et nous le suivons pas à pas dans ses manigances, ses calculs, ses inquiétudes aussi, et que nous le voulions ou non nous sommes de son côté. D'autant plus qu'Erich von Stroheim, qui était l'un des plus grands acteurs de son temps, sait nous le rendre proche. Pas sympathique, oh non! Mais compréhensible. La publicité de l'époque avait inventé à son sujet une formule géniale: «l'homme que vous aimerez haïr». Faux comte, ai-je dit. Mais après tout, qu'en savons-nous? Il se pourrait bien que Karamzin soit un vrai noble russe ruiné par la révolution. Habitué à vivre dans le luxe, il est prêt à tout pour continuer à profiter de la richesse.
La première scène du film nous le montre prenant son petit-déjeuner dans une somptueuse villa en bord de mer en compagnie de deux jeunes femmes présentées comme ses cousines et qu'il qualifie de «princesses». La séquence est longue, pleine de détails bizarres ou saugrenus mais l'on ne s'ennuie jamais, c'est une ouverture fascinante.
Une autre séquence fameuse est celle où il se réfugie avec l'ambassadrice dans une cabane. Il y a un orage et ils doivent y passer la nuit. Karamzin a bien entendu des projets pas vraiment honnêtes concernant cette femme du monde qui lui fait confiance mais il ne parvient jamais à ses fins, interrompu par divers personnages dont un moine qui se réfugient eux aussi dans la cabane.

La férocité de Stroheim ne se borne pas à la description des classes supérieures. Dans «Les Rapaces» (Greed, 1925), son film le plus célèbre, c'est aux petits bourgeois qu'il s'attaque. Un dentiste tue sa femme pour s'emparer de l'argent qu'elle a gagné à la loterie; à la fin, il meurt de soif dans le désert à côté d'un tas d'or. Tous les personnages sont médiocres ou sordides, une timide jeune fille se transforme une fois mariée en mégère haineuse et avaricieuse. Stroheim ne joue pas dans le film.
Dans «La Symphonie nuptiale» (The wedding march, 1928), en revanche, il s'est distribué le rôle d'un prince amoureux d'une fille du peuple mais contraint d'épouser la laide fille d'un commerçant.

Tous ces films décrivent un monde pervers et délirant et on y retrouve les mêmes obsessions: orgies, viols, infirmités, perversions sexuelles, folie... La censure n'a pas apprécié et les films de Stroheim ont eu droit à beaucoup de mutilations les réduisant d'un tiers ou même de la moitié – il est vrai qu'au départ ils étaient fort longs.
Les producteurs n'ont pas apprécié davantage, d'autant que, grand seigneur, Erich von Stroheim dépensait sans compter sur ses tournages, se souciant assez peu de devis ou d'économies. Il a fini par se rendre impossible. Son dernier film muet, «Queen Kelly» (1929) ne fut jamais achevé et pas davantage le film parlant qu'il essaya de tourner en 1933 («Walking down Broadway»).
A noter que, bizarrement, de ces films très noirs, on ressort plus ébloui que déprimé.


Légende et réalité
Presque aussi fascinant que ses films est le personnage d'Erich von Stroheim ou plutôt l'image que l'acteur-réalisateur est parvenu à imposer de lui-même. Né à Vienne dans l'aristocratie, famille fortunée et catholique, un passé d'officier dans l'armée austro-hongroise. De son vivant, cette légende s'est imposée aisément tant les personnages qu'il jouait ou qu'il créait, avec leur morgue de junker prussien, renforçaient l'image qu'il voulait donner. C'est seulement après sa mort que le journaliste Denis Mario découvrit en interrogeant des camarades de classe de Stroheim que celui-ci s'était inventé un passé prestigieux. En fait, il n'avait pas de particule (il se nommait Erich Stroheim), son père était un commerçant juif d'un quartier populaire de Vienne, son passage dans l'armée fut bref (il a peut-être même déserté, ce qui expliquerait son émigration aux Etats-Unis). Mais... est-ce important? Non. Ce qui compte, c'est le personnage qu'il a créé de toutes pièces et qu'il a su si bien incarner que tout le monde y a cru. Contrairement aux nobles dont parle Figaro: «Vous vous êtes donné la peine de naître», il s'est, lui, créé aristocrate.

Stroheim acteur
Si Erich von Stroheim réalisateur cesse d'exister en 1933, Erich von Stroheim acteur poursuit jusqu'à sa mort une prestigieuse carrière. Et autant en France qu'aux Etats-Unis.

Un de ses plus grands rôles est celui du capitaine von Rauffenstein, commandant de la forteresse où sont gardés des officiers français prisonniers, dans «La grande illusion» de Jean Renoir (1937). Avec sa nuque prise dans une minerve, son crâne rasé, son monocle, il incarne l'archétype du noble prussien, hautain, sûr de lui et de son devoir. Ce personnage, Erich von Stroheim l'a créé autant que Jean Renoir car c'est lui qui a eu l'idée de la minerve et lui encore qui a écrit la plupart de ses dialogues. Il a lui-même raconté en 1949: «Renoir m'a donné plein pouvoir en ce qui concerne les décors, certaines conceptions, certains jeux de scène. Il avait un réel respect pour mon travail et Pierre Fresnay avait accepté mes transformations de dialogues». Un projet de collaboration avec Jean Renoir («La dame blanche») a malheureusement été rendu impossible par la guerre.

Sa carrière en France compte d'autres rôles passionnants, tels l'aventurier de «Macao, l'enfer du jeu» (Jean Delannoy, 1939), le grand couturier fou de «Pièges» (Robert Siodmak, 1939) et surtout le sympathique professeur d'anglais des «Disparus de Saint-Agil» (Christian-Jaque, 1938) où son personnage est à contre-courant de ses rôles habituels. Il sera aussi Beethoven dans le «Napoléon» de Sacha Guitry en 1954.

Mais il n'en abandonne pas les Etats-Unis pour autant. En 1950 il joue, dans un film de son compatriote Billy Wilder, un ex-metteur en scène devenu le majordome d'une ancienne star du muet déchue et oubliée qu'il protège, lui faisant croire qu'elle a encore des admirateurs (dont il écrit lui-même les lettres). Ce film, c'est le magnifique «Boulevard du crépuscule» (Sunset Boulevard, 1950). Il a été le maréchal Rommel dans un film du même Wilder («Les cinq secrets du désert», 1943) et joué avec Greta Garbo en 1932 dans «Comme tu me veux».

C'est en France qu'il meurt en 1957, d'un cancer, dans sa propriété de Maurepas. Quelque temps auparavant, il avait été fait chevalier de la Légion d'Honneur. Après trois mariages, il avait rencontré en 1939 l'actrice française Denise Vernac qui devint sa compagne et le resta jusqu'à sa mort.
Ambitieux et visionnaire, Erich von Stroheim fait partie de ces créateurs sans lesquels le cinéma serait moins riche et moins passionnant.

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