Les « Jumeaux » du cinéma

J'appelle ainsi des cinéastes d'une même génération, le plus souvent nés à très peu d'années d'intervalle, travaillant dans le même pays, presque toujours dans le même genre, et que les critiques et le public se sont plu à rapprocher (ou, parfois, à opposer).

Par exemple :

1. Sjöström et Stiller

En Suède, au temps du muet, les deux grands noms de l'âge d'or suédois.
Victor Sjöström (1879-1960).
Mauritz Stiller (1883-1928).
Ils se connaissaient, ils étaient amis. On les a souvent opposés. Sjöström le lyrique, l'homme de la nature et des grands espaces – des grands sentiments aussi. Et Stiller le cynique, l'homme des comédies élégantes, de la ville et des belles actrices. C'est oublier que Stiller a fait lui aussi des films lyriques inspirés de Selma Lagerlöf et qu'il a su filmer la nature presqu'aussi bien que Sjöström. Les idées reçues veulent que Stiller soit plus subtil, plus «féminin» mais aussi moins profond. Que Sjöström ait plus de force mais qu'il soit aussi plus pataud et plus naïf. Il y a sans doute un peu de vrai dans tous ces clichés.
J'ai tendance à préférer Stiller. Et puis je vois un très bon film de Sjöström et je ne suis plus si sûre.

Une citation (de Gösta Werner, auteur d'une excellente biographie de Stiller):
«Stiller est un créateur d'images, furieux, infatigable, imaginatif, un raconteur de légendes et de mythes. Sjöström, l'inventeur visionnaire de personnages et de destins, au regard plus profond».

2. Chaplin et Keaton

Charlie Chaplin (1889-1977).
Buster Keaton (1895-1966).
Les deux grands comiques du muet américain. Hormis d'oeuvrer dans un même genre, ils n'ont rien en commun. On les a toujours opposés. Chaplin est sentimental, extroverti, un peu de vulgarité ne lui fait pas peur. Son cinéma est plein de poésie, le rire chez lui est proche des larmes; c'est, au fond, un pessimiste. Keaton a un visage de bois, dénué de toute expression, son cinéma est volontiers absurde et sa fantaisie surréaliste. Je me sens plus proche de Chaplin mais il faut avouer que certains des films de Buster Keaton sont d'une drôlerie insurpassable.

3. Murnau et Lang

Friedrich Wilhelm Murnau (1889-1931).
Fritz Lang (1890-1976)
Les deux phares du cinéma muet allemand dans sa période expressionniste. Presque tout les rapproche: leur goût du fantastique et des légendes, leur esthétique, leur sens de l'image, leur façon d'employer les acteurs. Tous deux, après avoir fait en Allemagne d'éblouisssants chefs-d'oeuvre eurent la curiosité d'essayer autre chose et de tenter fortune en Amérique. Mais si l'oeuvre de Murnau, allemande ou américaine, présente une remarquable continuité, il n'en va pas de même de Fritz Lang dont les films américains sont plus modestes, moins géniaux que les œuvres de sa période allemande.

4. Lubitsch et Capra

Ernst Lubitsch (1892-1947).
Frank Capra (1897-1991).
Lubitsch l'Allemand, Capra l'Italien. Deux émigrés européens en Amérique. Avec cette différence que Capra est arrivé enfant aux Etats-Unis et qu'il y a fait toute sa carrière tandis que Lubitsch a commencé la sienne en Europe et qu'il avait déjà passé 35 ans lorsqu'il s'est installé aux Etats-Unis. Un Allemand, un Italien, soit. Et qui se font un plaisir de renverser toutes nos idées reçues sur ces peuples. Pas une once de prétendue «lourdeur germanique» chez Lubitsch le léger. Et c'est bien en vain qu'on chercherait chez Capra le sérieux la plus petite trace d'insouciance à l'italienne. Tous deux pourtant tournent des comédies. Mais tandis que Lubitsch fait de la frivolité une vertu, Capra s'applique à montrer que les bons sentiments n'empêchent pas l'humour.


5. Renoir et Carné


Jean Renoir (1894-1979).
Marcel Carné (1909-1996).
Ici, la différence d'âge est importante. Renoir a commencé sa carrière au temps du muet tandis que Carné n'a connu que le parlant. Mais qu'importe, au fond. Car leur grande époque à tous les deux, ce sont les années 30 et 40, le temps du réalisme poétique et de Jean Gabin qui sera pour tous les deux un acteur fétiche. Et puis ils sont les auteurs des deux films emblématiques du cinéma classique français: «La règle du jeu» (Renoir) et «Les enfants du paradis» (Carné). La comédie sociale contre le romantisme théâtral. Vous êtes invités à préférer l'un ou l'autre. Comme si on ne pouvait pas aimer les deux et refuser de choisir!

6. Guitry et Pagnol


Sacha Guitry (1885-1957).
Marcel Pagnol (1895-1974).
Deux auteurs de théâtre venus tard au cinéma où ils ont la plupart du temps adapté leurs propres œuvres. Tenus en suspicion par les partisans d'un «cinéma pur» qui leur reprochaient de faire du «théâtre filmé», bavard et artificiel, ils étaient d'autant plus suspects que leurs films avaient les faveurs du grand public. Mais Truffaut, qui les admirait, a contribué à leur réhabilitation et ils sont aujourd'hui considérés comme de vrais cinéastes. Leurs meilleurs films sont sans doute ceux des années 30. «Le roman d'un tricheur», pour l'un, «La femme du boulanger», pour l'autre, sont leur film que je préfère.

7. Walsh, Ford et Hawks

Raoul Walsh (1892-1980).
John Ford (1895-1973).
Howard Hawks (1896-1977).
Un trio d'Américains de souche créant le cinéma classique américain, inventant la légende de l'Amérique, oeuvrant dans ce que le cinéma de Hollywood a de plus américain: le western. Et l'aventure, évidemment, les grands espaces, les acteurs légendaires, les grandes idées. Comment ne pas les aimer, ces trois-là? D'autant qu'ils sont bien plus subtils et profonds que prévu. Leurs meilleurs films? Pour moi, trois westerns (La prisonnière du désert, Colorado Territory, La rivière rouge).

8. Mizoguchi et Kurosawa

Kenji Mizoguchi (1898-1956).
Akira Kurosawa (1910-1998).
Les deux grands du cinéma japonais. Mizoguchi, plus âgé, est déjà très actif au temps du muet et meurt relativement jeune. Kurosawa débute plus tard et vit longtemps. C'est pendant les années 40 et 50 qu'ils se font vraiment connaître, en tous cas à l'étranger et c'est pour Mizoguchi le temps des chefs-d'oeuvre. On ne peut imaginer personnalités plus opposées. Mizoguchi le contemplatif est le peintre des femmes alors que Kurosawa l'actif s'intéresse davantage aux personnages d'hommes. Le choix de leurs acteurs fétiches les révèle: pour Mizoguchi, c'est l'actrice Kinuyo Tanaka – elle fera onze films pour lui. Pour Kurosawa, c'est l'acteur Toshiro Mifune: il sera dans tous ses films (seize) entre 1948 et 1965 (à l'exception de «Vivre»). On pourrait opposer aussi le pessimisme de Mizoguchi à l'humanisme de Kurosawa.
Mes favoris? «La vie de O Haru, femme galante» pour l'un, «Les sept samouraïs» pour l'autre.

9. Preminger et Wilder

Otto Preminger (1906-1986).
Billy Wilder (1906-2002).
Deux Viennois nés la même année et émigrés à peu près au même moment et pour les mêmes raisons : échapper à Hitler et au nazisme. Ils sont pourtant très différents, même si ils ont tous deux, au début de leur carrière, oeuvré dans le film noir avec un égal bonheur («Laura» et «Assurance sur la mort»).
Curieusement, ils ont donné, la même année 1957, chacun un film situé en France autour d'un personnage de jeune fille («Bonjour tristesse» et «Ariane»), offrant de beaux rôles à deux des actrices les plus fascinantes du moment: Jean Seberg et Audrey Hepburn. Deux films subtils, troublants, intelligents, qui, faut-il le dire? n'ont eu aucun succès et qui font partie de mes favoris.

10. Minnelli et Donen

Vincente Minnelli (1913-1986)
Stanley Donen (1924)
Les deux grands noms de la comédie musicale. Pas tout à fait de la même génération mais leur âge d'or se situe au même moment: les années 50 et la fin des années 40. Ils se ressemblent beaucoup. Peut-être Minnelli est-il plus artiste, Donen plus ironique. Ils emploient les mêmes acteurs-danseurs (Gene Kelly et Fred Astaire, Cyd Charisse). Leurs films semblent se répondre deux à deux:«Meet me in Saint-Louis» et «Un jour à New York», «Chantons sous la pluie» (sur le milieu du cinéma) et «Tous en scène» (sur le théâtre), «Un Américain à Paris» et «Funny face» (deux films qui se passent à Paris). Quand la comédie musicale sera passée de mode, ils se reconvertiront, l'un (Donen) dans la comédie, l'autre (Minnelli) dans le mélodrame, et réussiront encore quelques beaux films (Voyage à deux, Comme un torrent).

11. Rossellini et Visconti

Roberto Rosssellini (1906-1977)
Luchino Visconti (1906-1976)
Ils sont nés la même année et morts à un an d'intervalle. Ils naissent au cinéma avec le néo-réalisme dont ils réalisent les films les plus emblématiques («Rome ville ouverte» et «La terre tremble»). Mais très vite leurs chemins se séparent. Les films de Rossellini sont austères et pessimistes, imprégnés de religiosité, le plus souvent en noir et blanc et si son actrice favorite se trouve être une star mondialement connue (Ingrid Bergman), c'est qu'elle est aussi sa femme. Descendant des ducs de Milan et passionné d'opéra, Visconti est attiré par l'épopée, le lyrisme, et ses films, même quand il s'intéresse aux petites gens, sont somptueux et baroques (Rocco et ses frères, Senso). Rien de plus opposé que les films qu'ils réalisent au début des années 60: d'un côté, «Ame noire», dépouillé, désespéré (et décrié), de l'autre «Le Guépard», fastueux, éclatant (et couvert de lauriers).

12. Antonioni et Fellini

Michelangelo Antonioni (1912-2007)
Federico Fellini (1920-1993)
Deux provinciaux, nés dans des villes moyennes (Ferrare, Rimini). Ils débutent quand le néo-réalisme est sur son déclin mais leurs premiers films en sont encore influencés. C'est la même année (1960) qu'ils rencontrent la reconnaissance internationale, au Festival de Cannes et avec des films qui conservent leur titre original (L'avventura, La dolce vita). Et pourtant ils ne se ressemblent guère. Fellini est tourbillonnant et baroque, excessif et charnel. Antonioni est l'homme des longs silences et des errances chargées de sens. Chacun a son acteur fétiche, qu'il modèle à son gré: Fellini fait du chaleureux Marcello Mastroianni un personnage mou et antipathique tandis qu'Antonioni découvre chez Monica Vitti des trésors d'intériorité – il est d'ailleurs à peu près le seul à avoir su utiliser cette actrice alors qu'il est permis de préférer Mastroianni chez d'autres cinéastes.

13. Truffaut, Chabrol et Godard

François Truffaut (1932-1984)
Claude Chabrol (1930- 2010)
Jean-Luc Godard (1930)
Le trio de choc de la Nouvelle Vague. Au départ, ils écrivent tous trois pour «Les Cahiers du Cinéma», ils se connaissent, ils ont les mêmes idées, ils sont amis. Au fur et à mesure que la notoriété leur viendra, ils s'éloigneront les uns des autres.
Truffaut le sensible, l'enfant mal-aimé, qui s'intéresse à tout (les livres et le théâtre, les films, les femmes, l'enfance et les romans policiers) meurt le premier, encore jeune (52 ans), tourne un film chaque année et laisse une filmographie assez égale, avec beaucoup de films intéressants et quelques merveilles: Les 400 coups, Jules et Jim, Baisers volés, L'enfant sauvage, L'argent de poche, La chambre verte, Le dernier métro.
Chabrol le cynique, provocateur et insolent, dont la filmographie est pléthorique (au début et pendant longtemps, il fait régulièrement deux films par an), adore faire grincer les dents et ses films les plus réussis sont souvent les plus inconfortables: Les bonnes femmes, Que la bête meure, Le boucher, Une affaire de femmes, La cérémonie, L'ivresse du pouvoir. Bien sûr, il tourne trop et certains de ses films sont mauvais mais il garde toujours un ton très particulier qui sauve le pire navet de la médiocrité.
Godard, celui qui débute le plus tardivement, est tout de suite le génie éclatant, l'enfant prodige qui bouleverse tout et dont les films sont les plus originaux. Sa grande période, ce sont les années 60. On peut les aimer ou pas mais pratiquement tous ses films de cette époque sont des chefs-d'oeuvre et en particulier A bout de souffle, Vivre sa vie, Le mépris, Bande à part, Alphaville, Pierrot le fou, Week-end... Et puis il s'enferre dans l'idéologie, il s'éloigne de tout et de tous, il déraille. Mais parfois il réussit encore un coup d'éclat (Sauve qui peut la vie, Nouvelle Vague, Notre musique).

14. Coppola, Scorsese et Cimino

Francis Ford Coppola (né en 1939)
Martin Scorsese (né en 1942)
Michael Cimino (né en 1943)

Trois Américains d'origine italienne qui, à un moment de leur carrière, se sont intéressés à la Maffia (Le Parrain, Les Affranchis, L'année du Dragon) – d'ailleurs dans des films on ne peut plus différents. Deux d'entre eux ont fait sur la guerre du Vietnam (et disons: sur la guerre en général) les chefs-d'oeuvre les plus indiscutables, Apocalyse now et The deer hunter. Le troisième, Scorsese, a fait, lui aussi – indirectement – un film sur la guerre du Vietnam, ou plutôt: sur les conséquences de la guerre pour certains de ceux qui l'ont faite (Taxi driver). Tous trois ambitieux limite mégalomaniaques, ils ont su, dans un premier temps, se donner les moyens de leur ambition mais des échecs retentissants les ont laissés au bord de la ruine, Cimino surtout, qui après La porte du paradis s'est vu condamner à l'inactivité.
Quoi qu'on en pense, ces trois-là restent parmi ce que le cinéma mondial produit de plus grand.

15. Clint Eastwood et Woody Allen

Clint Eastwood (né en 1930)
Woody Allen (né en 1935)
Ils n'ont à priori que bien peu en commun. Et pourtant... Tous deux sont des acteurs passés à la réalisation et qui jouent souvent dans leurs propres films. Tous deux tournent beaucoup (pratiquement un film chaque année). Tous deux sont, bon an mal an, bien souvent ce que les Etats-Unis ont de mieux à nous proposer. Mais tandis que l'un est associé à New York, à la comédie et à l'humour juif, l'autre est plus proche de l'Amérique profonde, du western et de l'aventure. Chacun de son côté représente une façon très différente d'être un homme américain à la fin du XXe siècle. Tous leurs films ne sont pas réussis mais lorsqu'ils le sont on peut les compter parmi les grandes réussites du cinéma américain. Côté Woody Allen, ce serait Annie Hall, Manhattan, Hannah et ses sœurs, Radio days, Meurtre mystérieux à Manhattan, Tout le monde dit I love you, Whatever works... Côté Clint Eastwood, L'homme des hautes plaines, Bronco Billy, Honky Tonk man, Impitoyable, Sur la route de Madison, Lettres d'Iwo Jima, Gran Torino...
Mais alors que Woody Allen a été très vite chouchouté par les cinéphiles, Clint Easwood a longtemps été en butte à l'hostilité de la critique, laquelle le traitait de fasciste et lui prêtait des idées qui n'ont jamais été les siennes. Ni macho ni raciste, Clint Easwood est fasciné par les perdants, les losers, attitude très peu américaine si l'on y réfléchit bien.

16.Zhang Yimou et Chen Kaige

Zhang Yimou (né en 1950)
Chen Kaige (né en 1952)

Les deux grands noms de la cinquième génération des cinéastes chinois, celle qui a vu la réussite artistique, le succès critique et la célébrité internationale du cinéma de la République populaire de Chine – alors que, dans les décennies qui ont suivi la prise de pouvoir par les communistes, le cinéma chinois qui comptait se faisait à Hong-Kong ou, à la rigueur, à Taïwan.
Pendant la révolution culturelle nos deux cinéastes, alors adolescents, ont bien sûr subi le contrecoup des événements. Fils de parents jugés contre-révolutionnaires, Zhang Yimou a été envoyé en usine pour y être «rééduqué» tandis que Chen Kaige a fait partie des gardes rouges. Mais lorsque, à la fin des années 80, ils ont pu tourner leurs premiers films, tout semblait les rapprocher. Les titres de leur premier film: «La terre jaune» contre «Le sorgho rouge» et ceux des films qui leur ont apporté la consécration: «Epouses et concubines» et «Adieu ma concubine». La présence dans leur œuvre à tous deux de la merveilleuse actrice Gong Li. Chacun a fait un film sur l'école («Le roi des enfants» versus «Pas un de moins»). Chacun a tourné une œuvre historique autour du personnage du premier empereur («L'empereur et l'assassin» versus «Héros»). Chacun s'est essayé aux histoires légendaires où les sports de combat sont à l'honneur («Le secret des poignards volants» versus «La légende des cavaliers du vent»)...

 

A suivre...

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